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FEMMES ET HOMMES : RAPPORT AU LANGAGE ET PHILOSOPHIE.

Depuis bientôt 6 ans, j’anime des ateliers et des séminaires de philosophie en m’appuyant sur la méthode socratique, depuis 3 ans je roule en Philomobile allant ici ou là rencontrer tous ceux qui veulent bien philosopher de façon active en proposant modestement leurs hypothèses. J'ai animé des ateliers en France, en Espagne, au Maroc, et récemment en Tunisie.

En France je constate que la majorité des personnes qui participent aux ateliers que je propose sont des femmes. Je constate aussi que la majorité des conférenciers et des philosophes médiatiques sont des hommes.

Je remarque encore que dans un atelier philo, s’il y a beaucoup de monde, ce sont souvent des hommes qui, bien qu'en minorité, prennent la parole et souvent de façon docte. Certains prennent mal que je les invite à regarder ce phénomène et préfèrent parfois se mettre en colère plutôt que d’observer leur rapport au langage.

J'ai pu observer des phénomènes comparables au Maroc ou en Tunisie mais moins marqués. Dans ces deux pays du Maghreb, le fait que je sois une femme n'a pas empêché les hommes de venir participer aux ateliers et même si quelques tensions ont pu se produire, ils ont accepté un peu plus facilement qu'en France de suivre les règles proposées pour penser.

Les hommes et les femmes font-ils un usage différent du langage ?

Si oui en quoi ces usages favorisent-ils ou empêchent-ils la réflexion philosophique ?

Que le philosophe praticien soit un homme ou une femme, cela change-t-il quelque chose ?

( Je dresse dans ces lignes un tableau général des tendances vers lesquelles nous sommes poussés, bien sûr nous pouvons aussi résister à ces tendances et cela arrive même parfois...)

Occuper le terrain dans l’espace public.

Historiquement les hommes ont été omniprésents dans l’espace public. Aujourd’hui les femmes certes commencent à y trouver leur place, mais il leur faut inventer les moyens de rompre avec des habitudes millénaires, des habitudes toujours bien ancrées dans nos sociétés.

Ainsi aujourd’hui encore lorsqu’on observe la répartition des jeux dans une cour de récréation, on constate que les garçons occupent l’espace central en jouant au ballon et que les filles sont plutôt sur les côtés. Pas étonnant aussi que dans une réunion publique ce soit généralement les hommes qui osent prendre la parole. Ces mécanismes peuvent se comprendre. Pendant des millénaires, les hommes ont dû occuper le terrain en accaparant l’attention par leur éloquence. Jetés dans l’arène, ils ont dû rivaliser de subtilité rhétorique et langagière. Les femmes pendant ce temps restaient à la maison et déliaient leur langue entre elles, se préoccupant d’autres registres plus intimistes et affectifs.

Lorsqu’à la Révolution française, elles ont tenté d’imposer leurs idées dans l’espace public, les hommes les ont rapidement remises à leur place, certains arguant que si elles devenaient des citoyennes à part entière, alors elles seraient considérées comme des soeurs, elles perdraient leur statut de femmes et d’amantes séduisantes. Comme si on ne pouvait tomber amoureux de celles qui exposent leurs réflexions, de celles qui pensent au bien commun, bref de celles qui sont des égales.

Répartition des rôles

Nos sociétés ont réparti les rôles : pour les hommes la pensée critique, la théorie et la possibilité du pouvoir dans l’espace public, pour les femmes le coeur et les affects et la possibilité du pouvoir dans l’espace privé, pour les hommes le contrôle et la loi, pour les femmes le lâcher-prise et la tendresse. Ainsi encore aujourd’hui, trouve-t-on plus de scientifiques chez les hommes qui sont aussi majoritaires chez les philosophes et sur le terrain politique où leur parole reste la plus entendue. Les femmes demeurent beaucoup plus présentes dans les métiers liés au soin, à l'enfance, à l’éducation. Dans le petit monde de la pratique philosophique, la plupart des femmes animent des ateliers essentiellement avec des enfants.

Encore aujourd’hui, si une femme s’intéresse à l’abstraction, à la théorie, au débat, à la critique, elle perd son pouvoir de séduction auquel on voudrait la réduire et elle ne paraît pas légitime. On lui dit qu’elle est sèche ou castratrice et si un homme montre ses émotions, sa tendresse ou s’il se met plus en retrait pour prendre le temps de penser, s’il est plus discret, il risque d'être considéré comme une femmelette sans virilité.

Sclérose nuisible à la pensée et aux affects

Cette répartition, me semble-t-il, conduit à une sclérose de la pensée, de la créativité et des affects, néfaste pour tous et néfaste pour la pensée. D’un côté, lors des débats publics les hommes s’épuisent souvent dans des combats de coqs stériles, ils cherchent à occuper le terrain pour exister, mais ils ne cherchent pas à penser, de l’autre les femmes se réfugient et se retirent dans l’espace de l’intimité et des affects et ne cherchent pas à penser non plus. Il leur est difficile parfois de prendre du recul. Et elles peuvent même devenir redoutables et violentes dans l’espace intime et familial, car il leur faut protéger pour exister, protéger et consoler au risque d’étouffer leur progéniture et leur conjoint. Qui ne connait ces femmes qui ne trouvent d’autre raison de vivre que leurs enfants ou leur mari et font tout pour maintenir ces derniers dans le plus grand état de dépendance affective ? Elles se laissent aveugler par cette raison de vivre qu’elles nomment amour. Elles sont alors capables d’user des stratagèmes les plus subtils, mobilisant tantôt la plainte, tantôt le chantage affectif : « je souffre ; quand tu t’en vas tu m’abandonnes » , ou encore l’humiliation pour mieux consoler et protéger ensuite et se rendre indispensable.

Hommes ou femmes ne possèdons-nous pas tous un côté masculin et féminin ? N’avons-nous pas tous en commun une capacité à penser, à prendre du recul, à théoriser à nous abstraire du concret et à l’inverse une capacité à nous ancrer dans le réel, à ressentir, à nous émouvoir. N’avons-nous pas tous en tant qu’êtres humains la capacité de passer de l’un à l’autre de ces registres pour les enrichir mutuellement. Alors, pourquoi ne pas tenter de faire dialoguer nos affects et notre capacité de recul et d’abstraction ? Penser pour mieux sentir et sentir pour mieux penser ?

Le rôle de la pratique philosophique

La pratique philosophique telle que je la conçois invite justement à réconcilier ces deux aspects de la réalité humaine : les affects et la pensée.

Pour cela il s’agit d’établir un usage du langage très inhabituel. Lors d’un atelier, il n’est pas tant question de s’exprimer, d’exposer sa personne ou le fond de sa pensée que d’apprendre à se risquer à penser ce qui est très différent. Celui qui s’exprime fait ressortir à l’extérieur ce qu’il est à l’intérieur (c’est le sens du mot exprimer quand on dit par exemple exprimer le jus d’une orange). Lorsque nous nous exprimons, nous faisons donc ressortir notre intériorité et nous y attachons en général une grande importance, car c’est nous-mêmes que nous exposons. Lorsque nous nous exprimons, nous y mettons tout notre coeur, nous sommes donc très centrés sur nous-mêmes et soucieux d’être compris par les autres.

Lorsque nous pensons ou philosophons, l’exercice est différent, nous proposons une idée qui n’a pas valeur d’absolu, une idée que nous portons clairement et assumons, mais avec laquelle nous sommes prêts à prendre un peu de distance afin de l’examiner, voire de la critiquer (ce qui n’est pas le cas dans l’expression où nous avons très peu de distance avec nous-mêmes et où nous vivons la critique comme une attaque personnelle). Lorsque nous philosophons, il ne s’agit donc pas tant de dire ce que nous pensons (d’exprimer notre intériorité sans recul) que de penser ce que nous disons.

Mais penser ce n’est pas non plus savoir, c’est-à-dire exposer ce que nous avons appris ou encore transmettre des informations ou des idées plus ou moins étayées de preuves que nous n’avons plus qu’à expliquer aux autres. Non, dans un atelier de pratique philosophique, il s’agit de mettre à l’épreuve nos propos, non seulement de les soutenir par des arguments, mais aussi de les critiquer, de regarder les problèmes qu’ils posent.

L’exercice n’est pas facile parce qu’il suppose à la fois d’oser s’engager, en tenant un discours clair tout en gardant suffisamment de recul pour accepter l’examen, l’analyse et la critique. Or s’engager et garder du recul sont deux postures qui outre le fait qu’elles peuvent paraître contradictoires, suscitent beaucoup de résistances.

Au cours des ateliers de pratique philosophique que je mène, j’ai réalisé que ces résistances ne sont pas les mêmes selon qu’on est un homme ou une femme. Il y a certaines formes de blocages propres aux uns et aux autres. Les femmes sont plus généralement mues par un désir d’expression assez subjectif tandis que les hommes sont soucieux d’exposer leur savoir. Dans les deux cas la réflexion philosophique peine donc à trouver sa place.

Des règles pour penser et ce qui résiste.

La pensée n’émerge donc pas d’emblée, elle a besoin de cadres à l’intérieur desquels elle va se déployer.

D’abord pour penser, nous avons besoin de ralentir le flux. Généralement nous nous précipitons, nous ne prenons pas le temps de penser parce que nous avons des choses à dire, des choses à montrer, des choses à prouver. Mais alors les propos se bousculent, manquent de recul et se perdent dans la confusion.

La principale règle d’un atelier de pratique philosophique qui permet de ralentir un peu consiste donc à lever la main avant de prendre la parole. C’est une règle élémentaire que tout le monde connaît et avec laquelle tout le monde est d’accord en théorie, mais qui suscite souvent de vives réactions quand il s’agit de la mettre réellement en place. Certains et plus généralement des hommes se mettent à lever la main en parlant en même temps. Ils perçoivent donc cette règle de façon purement extérieure, elle ne présente pour eux qu’une contrainte gênante puisqu’ils se contentent de montrer par un geste qu’ils s’y conforment tout en faisant l’inverse en parlant. S’il faut lever la main, c’est parce que l’animateur ou l’animatrice l’impose, pensent-ils. C’est parce qu’il faut respecter les autres et ils entendent par cette notion de respect que chacun prenne la parole à son tour, peu importe si l’on a pris le temps de l’écouter.

Ils n’ont pas saisi intérieurement que cette règle est essentielle pour le développement de leur propre réflexion, qu’elle leur permet de ralentir afin d’élaborer leur hypothèse ou de laisser éventuellement la parole à une autre personne et de se donner ainsi la possibilité d’être surpris par une autre idée que la leur.

Lever la main ne suffit donc pas, il y a un certain art pour le faire. Il ne s’agit pas de le lever la main en se focalisant sur son propos, en attendant que la parole nous soit donnée et en oubliant tout le reste, car alors notre prise de parole sera décalée. En outre, lever la main alors même qu’une autre personne est en train de parler n’a pas se sens, car alors nous ne sommes pas concentrés sur ce qu’elle dit. Il y a donc un moment opportun pour le faire, le moment où nous avons une hypothèse qui répond à la question qui vient d’être proposée.

Deuxième règle donc, s’efforcer de répondre aux questions formulées par l’animateur philosophe et cela qu’on soit d’accord ou non avec la pertinence de ses questions ou des présupposés qu’elles véhiculent. Comme on le lit déjà dans les dialogues de Platon et qu’on cherche à comprendre la méthode de Socrate, répondre aux questions de l’autre nous conduit vers un ailleurs qui nous ramène finalement à nous-mêmes. Un ailleurs qui nous aide à prendre de la distance et donc à mieux nous observer et nous connaître.

Surmonter les résistances

Si la compréhension du sens et du bien-fondé des règles ne pose pas de problème particulier, il en va donc tout autrement lors du passage à la pratique.

Elles sont difficiles à respecter pour ces hommes qui ont des choses à prouver dans l'espace public et qui sont prêts à rivaliser entre eux dans des formes de joutes verbales. Trop préoccupés par cette façon d’exister ils ne voient pas l’intérêt de se poser, de laisser le temps à leur réflexion de se construire, ni d’être attentif à celle des autres. L’habitude qu’ils ont de ces joutes n’est pas propice à la pensée philosophique qui nécessite un certain détachement pour examiner la pensée de l'autre et sa propre pensée.

Quant aux femmes, elles restent, dans ce genre de situation, généralement plus en retrait, ce qui est censé faire tout leur charme chargé de mystère…Elles ne s’engagent pas ou ne se risquent pas à penser. Si jamais elles sortent de leur timidité ou des paroles gentilles et consensuelles qu’elles ont l’habitude de formuler, si elles disent leur désaccord, formulent une critique, alors elles savent que leur comportement surprendra et sera difficilement compris. Elles risquent de se voir attribuer toutes sortes de noms d’oiseaux. Aussi prennent-elles parfois d’excessives précautions qui rendent leur discours confus ou encore deviennent-elles franchement agressives. Il n’est pas facile pour elles de trouver le ton juste et d’oser exposer une idée claire.

En tant qu’animatrice, il arrive que je sois traitée de castratrice ou de dictatrice quand j'anime un atelier de façon socratique (Socrate avait quelque chose d’assez féminin avec son questionnement en creux, son travail d’accoucheur d'esprits, une forme de féminisme pleinement assumé). Castratrice, car je m'efforce de faire circuler la parole et donc j’empêche qu'elle soit monopolisée, je coupe la parole quand le discours est trop long et qu'il devient confus ou répétitif. Dictratrice, car je propose aux participants de répondre aux questions proposées, cela fait partie de la règle du jeu et s'ils ne répondent pas, je leur fais remarquer.

Prendre conscience de nos déterminismes

Certes je brosse là un tableau à grands traits et je reste dans des généralités,

il y a évidemment beaucoup d’exceptions. Beaucoup d’hommes sont à l’écoute et beaucoup de femmes disent ce qu’elles pensent, les attitudes des uns et des autres ne sont heureusement pas toujours comme je les décris.

Mais j’ai montré dans ces lignes des tendances fortes vers lesquelles nous sommes poussés et dont nous n'avons pas toujours clairement conscience.

Quel homme se dira machiste ? Quelle femme reconnaîtra qu’elle a reporté son besoin d’existence et de reconnaissance sur sa famille et que cela l’a conduite à étouffer ses enfants ? Aucun ! Aucune ! Et pourtant ces comportements sont assez fréquents. Pourquoi y échapperions-nous ? C’est que nous voyons la paille dans l’oeil du voisin, mais pas la poutre qui est dans le nôtre. C'est parfois le même homme qui tient de grands discours féministes, qui s’impose dans la discussion, qui se perd dans des discours à n’en plus finir sur la liberté des femmes et occupe ainsi tout l’espace, dans une belle contradiction performative. Il me semble que la théorie sert (sur cette question comme sur bien d'autres) de joli paravent à des actes qui lui sont opposés.

Il faut donc du courage quand on est un homme pour oser dévoiler ses affects, pour ne pas rentrer dans le jeu du combat de coqs mais sans s'effacer pour autant et prendre la fuite. Il faut du courage pour une femme pour ne pas se cantonner au rôle de gentille protectrice et pour oser développer une pensée critique.

Mais avant d’avoir ce courage, il en faut un autre peut-être encore plus exigeant : celui de regarder quel homme ou quelle femme nous sommes.

Bref du courage et de l'intelligence pour regarder nos déterminismes et ne pas y rester confortablement enfermés.

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