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EN ROUTE POUR PHILOSOPHER EN FRANCE ET EN CÔTE D'IVOIRE

Nous sommes deux femmes : Daouda Adja Bio Cécile, 29 ans éducatrice et philosophe et Laurence Bouchet 57 ans, ex prof de philo reconvertie en philosophe des rues. 

Qu'avons-nous en commun ?

L'amour de la philosophie, la passion de comprendre, d'apprendre et de questionner, le désir de rencontre, la contribution à l'émancipation des femmes, à l'éducation et... le goût de l'inconnu et de l'aventure !  


Du 9 au 26 avril 2024, nous avons entrepris un voyage philosophique, tantôt nous avons été invitées par des établissements scolaires, par des associations, des particuliers, tantôt nous avons philosophé dans la rue en installant notre pancarte.

Inspirées par le philosophe des rues Socrate, nous montrons que la philosophie s'adresse à tous, que tout un chacun peut poser des questions, chercher des hypothèses de réponses, prendre du recul avec ses idées et écouter celles des autres.


Nous racontons dans ces lignes ce que nous avons vécu, les questionnements que nous avons eus et que vous pouvez poursuivre en commentaires.


Si vous voulez soutenir Adja Bio Cécile dans son projet (décrit tout à la fin de cet article), c'est ici :



LE BON CÔTÉ DES RÉSEAUX SOCIAUX, UNE RENCONTRE DE DEUX PASSIONNÉES DE PHILO.

Il y a plus de 5 ans, en scrollant sur les réseaux sociaux, j’ai échangé quelques commentaires avec Adja Bio Cécile (qui sera maintenant nommée Bio, son prénom Koulango).

De mon côté, en France, je m’intéressais alors à des pratiques de la philosophie qui diffèrent de l’enseignement académique de cette discipline, de son côté dans le nord-est de la Côte d’Ivoire, Bio s’intéressait à l’idée de faire dialoguer et réfléchir les enfants auprès desquels elle travaillait dans le cadre d’un programme de développement.

Nous avons échangé en privé, puis Bio a voulu savoir en quoi consiste la consultation philo, je lui ai proposé de se prêter à l’exercice en visio et c’est ainsi que nous nous sommes rencontrées. Je me souviens que tout en la questionnant, j’imaginais le paysage de la savane qui l’entourait.

Puis nous avons sympathisé, j’ai aimé lire ses textes sur son mur. Bio a étudié à Abidjan et réussi un master de philo après un parcours rocambolesque qui sera détaillé plus loin. J’aimais échanger avec cette jeune femme, je trouvais qu’elle n’avait pas sa langue dans sa poche, et qu’elle avait de l’humour et de la réflexion.

De fil en aiguille en discutant, nous avons eu l'idée de faire un voyage Philomobile ensemble, de se questionner toutes les deux, et à travers nous de faire dialoguer nos cultures et les histoires de nos pays respectifs.

Nous avons alors mis une cagnotte en ligne, ce qui a permis à Bio d’acheter son billet d’avion et de financer le périple en France.

Les démarches pour obtenir le visa ont été compliquées mais à nous deux, nous en sommes venues à bout et voilà, le 9 avril, je suis allée chercher Bio à Orly.

Ensuite nous avons marché du Champ de Mars jusqu’à Notre Dame. Bio a découvert avec éblouissement la beauté de la capitale et c’était pour moi une grande joie de la regarder à travers ses yeux émerveillés, car à force d’avoir parcouru ces rues, d’avoir vécu à Paris pendant plus de 20 ans, je me suis rendue compte que je suis devenue moins sensible à cet environnement. Tout en marchant, Bio me disait que c’était incroyable que des ouvriers, des architectes, des ingénieurs aient pu construire de telles bâtisses qui durent à travers les siècles et dont aujourd’hui d’autres humains ont la jouissance.

Cela nous a donné à réfléchir. En Côte d’Ivoire, il n’y a pas ce type de rapport au passé, ce n’est pas tellement à travers des édifices ou les biens matériels que la transmission se produit, mais plutôt à travers une culture orale. C’est ainsi par exemple qu’elle a appris à se questionner quand le village se rassemble et chacun raconte une histoire différente. Ces histoires donnent matière à réflexion, petit à petit elles forgent des âmes de l’intérieur. Cette pratique fait travailler la mémoire, l’éloquence et le questionnement sur les valeurs.





FAUT-IL PRENDRE LES PHILOSOPHES AU SÉRIEUX ?

Le 10 avril en arrivant chez moi, dans le Haut-Doubs, dans ma bibliothèque Bio tombe sur ce livre de Hegel La raison dans l’histoire. Avec Bio nous en lisons quelques passages. Je dois dire que la lecture de certaines pages guérit de toute forme d’idéalisation de la culture et de ses illustres représentants….Ce qui ne veut pas dire tout rejeter pour autant, mais un lecteur émancipé devrait apprendre à mobiliser son esprit critique sans porter aux nues les auteurs qu’il lit ni les vouer aux gémonies.

À propos de l’Afrique, Hegel écrit qu’il s’agit du pays de la substance immobile. Selon lui, les « Nègres », tels nous les voyons aujourd’hui, sont tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont de place ni de statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique…Les africains feraient des enfants pour les vendre comme esclaves….etc, etc.

Malheureusement une telle représentation aussi absurde qu’ignorante a causé bien des dégâts. Quelle est la responsabilité du philosophe lorsqu’il tient ce genre de propos dégradants, ethnocentrés et mal informés ?




QUELLE EST LA BONNE MANIÈRE D’ENSEIGNER ?

En route vers le sud de la France, le 11 avril, nous nous arrêtons pour un premier atelier philo dans une école du centre ville de Besançon.

Bio se présente et explique aux enfants de CM1 pourquoi elle parle le Français alors qu’elle vient d’un pays qui se trouve à plus de 5000 kilomètres du nôtre. Elle raconte qu’il y a longtemps dans son village de la savane, les enfants n’apprenaient pas en s’asseyant sur des bancs les uns derrière les autres, mais plutôt en explorant la nature. Parfois ils s’asseyaient aussi mais c’était en cercle et pour écouter des histoires. Mais un jour des Français sont arrivés et ont voulu changer tout ça. Pour le faire comprendre aux enfants, Bio a dit que c’est un peu comme si des adultes d’un autre pays venaient chez nous pour dire : « ce n’est pas comme ça qu’il faut éduquer vos enfants, nous allons vous donner la bonne manière de le faire. »

Alors quelle est la bonne manière d’enseigner ? Plutôt que de se dire que tel ou tel pays ou groupe détient la meilleure façon de faire on pourrait chercher ensemble et se questionner.

Ce jour-là avec les enfants, Bio nous a donné un aperçu d’une manière possible en nous racontant une histoire qu’elle avait elle-même entendu raconter par des grands mères au pied de l’arbre du village quand elle était enfant.




UNE HISTOIRE KOULANGO : SAVOIR SE TAIRE ET ÉCOUTER

Voici donc l’histoire que Bio a racontée aux enfants de CM1 et qu’elle a elle-même apprise grâce à la tradition orale.

LES TROIS TORTUES

"Un jour un homme se rendit dans une forêt ; à sa grande surprise, il trouva sur le sol trois petites tortues qui se mirent à chanter à son approche. Cela l'étonna, mais il ne prêta pas attention aux paroles de la chanson.

Les paroles annonçaient que si quelqu’un maltraitait des êtres aussi vulnérables que des petites tortues, alors cela causerait un grave problème. Elles prévenaient aussi que si les petites tortues malgré tout l’emportaient et maltraitaient les autres habitants de la forêt, cela poserait aussi un grave problème. Enfin dans leur chanson les tortues disaient aussi que face aux choses incroyables il vaut mieux se taire et surtout ne pas se précipiter pour aller les raconter.

Comme l’homme de la forêt n’avait prêté aucune attention à ces paroles, il se précipita à la cour du roi pour lui annoncer le prodige des tortues qui chantent.

Le roi n’aimait pas être importuné pour des broutilles, aussi pour lui montrer l’importance de son information, l’homme de la forêt dit qu’il en donnait sa tête à couper : il le savait puisqu'il les avait entendues, les tortues chantaient.

Il les déposa devant le roi. Elles restèrent obstinément muettes. On lui coupa la tête.

Le roi demanda à un autre homme de ramener ces tortues dans la forêt. À peine ce dernier les eut-il déposées au sol qu’elles se mirent à chanter. Il se précipita à son tour pour montrer ce prodige au roi. Il proclama qu’il donnait son bras à couper, les tortues chantaient bel et bien.

Il les déposa devant le roi. Elles restèrent obstinément muettes. On lui coupa le bras.

Le roi excédé demanda à une femme assise dans la foule de ramener ces tortues une bonne fois pour toutes. La femme s’exécuta. À peine les eut-elles déposées au sol qu’elles se mirent à chanter. La femme pris le temps d’écouter les paroles de la chanson.

Quand au retour on lui demanda : "alors, dis-nous si les tortues chantent !" La femme répondit," non, les tortues ne parlent ni ne chantent, elles sont muettes"."

Quand Bio a eu terminé son histoire, avec les enfants, nous avons posé des questions.

Pourquoi les deux hommes ne prennent-ils pas le temps d’écouter les paroles des tortues ?

Pourquoi sont-ils aussi pressés d’aller raconter cette histoire de tortues qui chantent ?

Et nous ? Nous précipiter pour aller raconter une histoire qui nous semble extraordinaire, faisons-nous cela encore aujourd’hui ? Si oui, pourquoi ?






SE SENTIR FEMME, CELA A-T-IL DU SENS ?

Le 12 avril, nous étions à Saint-Nazaire dans le Gard en France pour un atelier philo avec une vingtaine de femmes de l'association Regard ô féminin. Le maire du village a également participé à l'atelier sur le thème : se sentir femme, cela a t-il du sens ?

Il s'agissait de se questionner et réfléchir ensemble sur le sujet. Comme d'habitude nous avons mené l'atelier en travaillant l'écoute, le questionnement et la prise de conscience de soi dans le groupe.

Un groupe de personne a proposé que se sentir femme est lié à un conditionnement qui relève de la nature ou de la biologie :

- la physiologie (la voix féminine, la poitrine, l'appareil génital féminin...etc)

- la biologie ( l'utérus, les menstrues, les hormones)

- l'apparence (le style vestimentaire, le maquillage, les bijoux)

- l'instinct maternel ( le désir de maternité)

- la sensibilité

Les idées que l'apparence, l'instinct maternel et la sensibilité relèvent de la nature ont été discutées et tout le monde n'était pas d'accord. Une personne a souligné que les hommes aussi peuvent avoir un goût prononcé pour les apparences, et bien sûr ils sont également sensibles et doués d'empathie. Le fait que leur sensibilité et leur empathie soient parfois plus difficilement exprimable relève de la culture.


Un autre groupe a proposé que se sentir femme n'a rien de naturel mais est lié à un conditionnement culturel et social

- un conditionnement social ( éducation, religion, tradition)

- un état d'esprit qui se définit par rapport à ce conditionnement ( la façon dont on se conçoit dont on veut apparaître aux yeux des autres)

- la conscience de sa situation de femme dans la société et l'engagement

Il arrive qu'une femme se sente telle parce qu'on la ramène a des rôles attendus, c'est donc par une forme de contrainte qu'elle acquiert parfois une identité.

À ce titre, se sentir femme n'aurait pas de sens, car une femme de façon plus universelle peut se sentir humaine avant toute chose.

Au cours de la discussion les réponses données sont à chaque fois dépassées par d'autres arguments, ainsi on progresse dans la réflexion sans pour autant aboutir à des idées et des vérités définitives. Chaque idée reste toujours questionnable, c'est le chemin qui est intéressant.





DE LA SURVIE À L’ÉCOLE, UN PARCOURS INSPIRANT


Alors il est temps de parler de la vie de Bio (elle a relu ce texte et me donne son accord pour le publier).


D’abord ce prénom étrange pour nous « Bio ». Elle le voit écrit partout sur les produits que nous consommons. Mais ce prénom est Koulango et n’a rien à voir avec l’agriculture.


Bio a trois prénoms. Elle s’appelle aussi Adja ce qui correspond au jour de la semaine où elle est née. Les Koulangos sont attentifs au jour de la semaine auquel ils sont nés mais pas à la date du mois ni à l’année, contrairement aux Français pour lesquels c’est l’inverse.


Elle a aussi un prénom chrétien : Cécile dont elle était très fière plus jeune alors qu’aujourd’hui elle se reconnait davantage dans son prénom Koulango.


Bio, donc, est née d’une famille de 10 enfants. Sa mère a dû les élever seule. Ils vivaient dans la précarité et Bio me raconte comment ils tentaient de se protéger de la pluie en mettant des bassines et en se blottissant dans un coin sec de l’abri dans lequel ils vivaient.


À 7 ans Bio a été, je ne sais pas le mot exact mais on pourrait dire enlevée par une sœur ainée qui l’a amenée à Abidjan lui faisant miroiter qu’ainsi elle pourrait aider leur mère car elle travaillerait et pourrait lui envoyer de l’argent. Bio est partie, elle a fait le ménage dans plusieurs familles où parfois il est arrivé qu’on la batte. Elle n’a jamais vu la couleur de l’argent qu’elle était censée gagner.


Entre autres petits métiers, on a demandé à Bio de vendre des friandises à la sortie des écoles. Mais au lieu de les vendre elle les donnait aux écoliers pour lesquels elle éprouvait la plus grande admiration. Lorsque sa patronne réalisa le manque à gagner, elle frappa Bio.


Après moult péripéties Bio put regagner son village au nord d’Abidjan. Elle allait avoir 9 ans et elle n’avait qu’une idée en tête : aller à l’école. Comme elle avait appris à parler le français en étant servante à la capitale, cela lui donna de l’avance sur ses camarades. L’enfant était douée, elle apprit rapidement à écrire, à lire, à compter. Puis elle passa son bac à Abidjan et s’inscrivit à l’université en philosophie et poursuivit jusqu’au Master.


Maintenant Bio travaille pour l’Association Ivoirienne pour le Progrès. Plutôt que de poursuivre jusqu’au doctorat ses études, Bio a choisi de retourner dans des villages aussi pauvres que celui où elle habitait enfant. Elle n’a de cesse de contribuer au développement, à l’éducation, et à l’émancipation des filles en particulier (car la condition des femmes est encore très difficile en Côte d’Ivoire).


Son rêve : construire un centre éducatif dans un village et y développer en autres activités, des ateliers philo.


Sur la photo, on la voit du côté du camion où figure la philosophe Simone Weil, autre personnage inspirant.



LE BESOIN DE RACINES

Sous un soleil radieux, le 13 avril, nous nous promenons à Aix-en-Provence. Dans une église, nous voyons une statue de Jeanne d’Arc, un culte à Sainte-Rita, dans une rue, une plaque commémore la poétesse Louise Colet sans parler des nombreuses références à Paul Cézanne. Bio me fait remarquer que nos racines sont importantes pour savoir qui nous sommes, elles permettent à un peuple de s’orienter en ayant des points d’appui.

Aussi, elle ne comprend pas pourquoi les chrétiens en Côte d’Ivoire et en Afrique plus généralement leur ont appris à mépriser les cultes des ancêtres autochtones.

Traditionnellement les Ivoiriens vouent un culte à leurs anciens et parmi eux il y a certainement existé des personnes aussi dignes d’estime que Jeanne d’Arc, Sainte-Rita, Louise Colet, Paul Cézanne, malheureusement tout a été fait pour les décourager de retenir leur nom.

Cette observation de Bio illustre une idée de la philosophe Simone Weil : le besoin d’enracinement. La philosophe pensait que l'enracinement est l'une des nécessités les plus vitales et les moins reconnues de l'âme humaine. Elle voyait dans le déracinement, non seulement une aliénation de la terre ancestrale, mais aussi une rupture des liens qui unissent un individu à sa culture, à son histoire et à ses traditions.

Bio souligne que, de la même manière que les Français chérissent des figures comme Jeanne d'Arc ou des artistes comme Paul Cézanne, les peuples africains possèdent une histoire et des héros qui méritent la même reconnaissance et le même respect. La douleur de l'oubli imposé par des siècles de colonisation et de missionarisation est une forme de violence spirituelle et culturelle, un déracinement souvent irréversible.

Alors, il est peut-être temps de reprendre tout cela, de se réconcilier avec son passé pour construire un futur où chaque culture et chaque peuple trouve sa place et son expression. Cela passe par une compréhension profonde de l'importance des racines de chacun, indispensable pour enrichir le présent et envisager un avenir commun.






PHILOSOPHE DE RUE

Des personnes m’écrivent qu’elles aussi, elles veulent philosopher dans la rue. C’est une expérience très stimulante, mais il faut être prêt à apprendre à être toisé de haut, voire parfois à susciter une certaine agressivité et à vivre des moments de solitude. Mais quoiqu’il en soit, on peut franchir ces obstacles si l’on aime les défis et si on aime aussi observer les comportements humains (les siens et ceux des autres).

Avant hier au vieux port, nous avons été rembarrées et même chassées, avant de pouvoir commencer à philosopher avec Frédéric sur la conscience de soi et son développement. Ironie du questionnement la préoccupation de ce monsieur avait quelque chose d’hégélien (nous avons palabré à propos de ce philosophe sur ce mur et je vois ce matin que mes collègues profs de philo ne lâchent pas le morceau).

Au bout d’un moment Féréric nous a dit qu’il est bi-polaire, sa maladie fait qu’il n’a pas bien conscience des codes sociaux, c’est pour cela d’ailleurs qu’il est venu vers nous. Les autres ont eu peur probablement du jugement et cela les a d’abord retenus de venir dialoguer.

Mais l’être humain est moutonnier et dès qu’un petit attroupement se forme, il vient voir ce qui se passe. C’est ainsi que finalement un groupe d’une dizaine de personnes s’est rassemblé autour de la question de la conscience de soi. Des limites aussi que nous imposons à notre être par souci du regard des autres. Frédéric a pu expliquer le concept de surmoi à une jeune fille de 12 ans. Puis un jeune homme a dit qu’avoir conscience de soi c’est avoir conscience de ses limites et de ses défauts. Quand j’ai demandé à une dame si elle avait conscience de ses défauts elle a répondu qu’elle était trop généreuse. Ce qui a fait rire le groupe car la générosité n’est pas un défaut. Ainsi l’être humain aime esquiver les questions qui dérangent et pourraient ternir son image. Cette dame a reconnu en riant qu’elle avait pour défaut une façon d’esquiver et de prendre la fuite quand elle se sent dérangée.



FATIMA, FRÉDÉRIC ET AFLRED DE MUSSET

Nous poursuivons avec Frédéric nous emmène sur la Canebière où nous rencontrons Fatima. Après un temps d’hésitation, elle pose ses sacs de courses pour philosopher avec nous. Nous poursuivons le questionnement sur la conscience de soi et Fatima apporte de l’eau à notre moulin en citant Alfred de Musset “L’homme est un apprenti, la douleur est son maître, et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.” La souffrance serait donc l’ingrédient indispensable à la connaissance de soi, qu'en pensez-vous ?




PHILOSOPHER SUR L'AMOUR À BÉZIERS

Vendredi avec Bio nous plaçons notre pancarte dans un grand et beau parc de la ville. Nous nous asseyons sur un banc en attendant de rencontrer des personnes prêtes à dialoguer et philosopher avec nous.

Le début est difficile, la plupart des Biterrois ne nous adressent même pas un regard. Quand souriantes, nous adressons un bonjour aux passants, ils ne daignent pas répondre. Bio me dit qu’en Côte d’Ivoire, il y aurait déjà un attroupement et les Ivoiriens plus curieux des autres que les Français, plus confiants aussi seraient déjà venus échanger avec nous.

Une dame arrive enfin, mais elle est pleine de colère. Ce que nous avons écrit sur notre pancarte ne lui convient pas. Elle ajoute qu’elle même est prof de philo, qu’il ne faut pas se prétendre « philosophe » c’est humiliant pour les autres et puis elle questionne : connaissons-nous ce que veut dire la solitude ? Nous lui répondons que oui, à nous aussi, il nous est arrivé d'éprouver le sentiment solitude et d’en souffrir. Ces paroles la mettent encore un peu plus en colère et elle s’en va en maugréant. Nous réfléchissons alors sur la victimisation, souvent l’être humain aime penser qu’il est le seul à souffrir, c’est comme si sa souffrance lui donnait une identité. On voit ainsi des personnes lutter pour montrer qu’elles sont davantage victimes que d’autres au lieu de se dire que c'est une expérience commune.

Nous commençons à nous décourager quand arrive un groupe de lycéens, ils souhaitent parler du sentiment amoureux, un couple un peu plus âgés nous rejoint.

Dorian, 17 ans, se demande pourquoi il arrive que l’amour se transforme en haine. Guillaume propose que cela se produit quand nous avons trop d’attentes, nous risquons alors d’être déçus et cela peut nourrir la haine. Mais alors nous confondons amour et possessivité égoïste.

À un moment, j'arrête Dorian qui, très sûr de lui, a tendance à parler beaucoup et à occuper le terrain. Il réagit du tac au tac à ce que dit Guillaume et je le lui fais remarquer. Il reconnaît qu’il se précipite souvent et il voit le problème pour la réflexion. Il ne prend pas le temps de penser et c’est pénible pour les autres auxquels il ne laisse pas de place.

Animer un dialogue philosophique c’est aussi rendre possible les conditions de la réflexion, généralement en ralentissant le débit de parole, en cadrant par des questions pour éviter l’éparpillement et en favorisant l’écoute pour éviter la juxtaposition de monologues.

Le dialogue reprend et Clara ajoute, aimer ce n’est pas non plus se sacrifier pour l’autre, si l’on se nie soi-même, on ne peut plus aimer car on n’a plus rien à donner. Esteban est d’accord et nous concluons la réflexion avec l’idée qu’aimer aide à mieux se connaître et que pour aimer vraiment il importe de se connaître. L'amour implique donc un long apprentissage. Les sentiments pour se déployer doivent être éclairés par la raison.

À la fin le groupe se sépare joyeusement et Guillaume dont le visage s’est ouvert pendant la discussion remercie tout le monde pour ce petit moment magique.



POURQUOI LA FAMILLE EST-ELLE SOUVENT SOURCE DE PROBLÈMES ?

Nous remontons vers le nord, en chemin nous avons été invitées à dîner et dormir chez une femme qui habite à côté de Cavillargues. Après une bonne nuit, nous posons notre pancarte un peu à l’abri du vent glacial, près de la place du village.

Nous avons l’habitude maintenant, les passants commencent par nous regarder avec méfiance, puis ils nous disent qu’ils n’ont pas le temps et finalement, ils restent dialoguer pendant une heure. À la fin, ils s’en vont ravis de s’être rendus compte qu’ils peuvent prendre un temps pour réfléchir. Ils font l’expérience que nous pouvons exercer ensemble notre raison même pour appréhender des problèmes qui semblent inextricables car surchargés d’affects douloureux.

Je propose que nous parlions de la famille, c’est un thème que nous avons abordé la veille avec notre hôte et nous avons pu mesurer combien il était chargé pour elle de souffrances et de difficultés.

Pour Pierre aussi, un des passants du village. Nous l’interpellons, au départ il montre un visage très méfiant et fuyant mais petit à petit il s'ouvre et réfléchit avec nous. La famille, c’est visiblement un sujet très sensible pour lui. Il soupire, les problèmes dans sa famille sont très particuliers, dit-il, mais le groupe s’accorde pour dire que probablement 100% des familles connaissent des difficultés. En tous cas, tout le monde parmi les personnes rassemblées au hasard ce jour-là dans la rue, connaît ce type de problème.

Alors pourquoi croyons-nous vivre des situations exceptionnelles, alors qu’elles sont en réalité courantes ?

Il n’est pas étonnant que la famille soit source de problèmes puisqu’elle implique généralement beaucoup d’attentes. Nous attendons que notre famille soit un refuge, qu’elle nous console de la violence du monde extérieur, que tous ses membres nous donnent de l’amour, de l’attention, de la reconnaissance. Ces attentes sont telles, qu’elles nous exposent nécessairement à la déception, nous éprouvons alors des affects négatifs tels que la jalousie, l’amertume, le ressentiment et parfois la haine. Nous ressassons alors les histoires familiales pendant des années. Nous laissons des fantômes nous hanter d’autant plus que nous croyons être les seuls à vivre ces tourments alors qu’ils sont en réalité très banals.

Alors est-il possible qu’en famille un affect positif comme l’amour l’emporte sur les affects négatifs ? Et si oui, comment ?



COMPRENDRE LES AUTRES

Lundi dernier nous étions invitées à Lons le Saunier dans le Jura par l'association "Culthurel" et nous avons animé un atelier sur la question : les différences culturelles sont-elles un obstacle à la compréhension entre les peuples ?

Voici quelques idées clés qui ont été dégagées grâce au questionnement maïeutique.

Quand une personne vient d'un pays étranger et pour peu qu'on soit curieux, les différences culturelles ne sont pas un obstacle à la compréhension, au contraire. On est souvent plus compréhensif avec une personne d'une culture différente dont on sait qu'elle ne connait pas les codes qu'avec une personne d'une même culture avec laquelle on a des attentes et parfois même des exigences.

Par exemple, quand Bio a qualifié des participantes à un atelier de "mémés", elles ne se sont pas formalisées, elles ont rit. Elles ont compris que dans sa bouche ce terme n'étaient pas dépréciatif. Cela fut l'occasion de comprendre le rapport des Ivoiriens aux personnes ayant dépassé la cinquantaine. Ces dernières sont particulièrement respectées (l'espérance de vie est de 54 ans pour les hommes et 57 ans pour les femmes dans ce pays). Passé 50 ans, on est donc vieux, rare et respectable (c'est pourquoi en animant l'atelier Bio avait tant de mal à cadrer les participants plus âgés qu'elle, elle craignait leur manquer de respect).

Évidemment si j'avais moi-même qualifié les participantes de "mémés", étant de la même culture on aurait été moins compréhensif...

Ensuite lors de l'atelier à Lons, nous nous sommes demandés ce que signifie comprendre l'autre.

Les uns ont dit que c'est prévoir la façon dont il va se comporter (ce qui n'exclut pas de chercher à le dominer), la compréhension dans ce cas est cognitive. D'autres ont dit que la compréhension implique le partage, l'empathie et la compassion. Comprendre l'autre dans ce cas, c'est sentir ce qu'il ressent ce qui fait que nous nous trouvons proches de lui.

Et pour vous qu'est-ce que comprendre l'autre ?




PEUT-ON ÉCHAPPER À CE QUI NOUS DÉTERMINE ET NOUS CONTRAINT ?

Vendredi 26 avril pour le dernier atelier philo en France, nous étions invitées par Stéphane Cloux un collègue prof de philo, dans son lycée de Viry-Châtillon.

Il était question de savoir si nous pouvons échapper à nos déterminismes. Bio a raconté son histoire (vous pouvez en lire le détail sur ce mur à la date du 13 avril). À sa naissance, les déterminismes sociaux et culturels qui pesaient sur elle, rendaient peu probable qu’elle puisse un jour obtenir son master de philo et venir se promener à Paris.

Les élèves de terminale ont écouté son histoire avec attention. Puis nous avons questionné la part de liberté et de déterminisme dans son parcours. Certains élèves disaient que Bio n’avait pas eu le choix d’apprendre le Français quand, petite fille de 8 ans, elle devait travailler comme servante à Abidjan. Apprendre cette langue, c’était une obligation pour survivre. D’autres élèves n’étaient pas d’accord, car elle aurait pu se contenter d’apprendre quelques mots utiles à ses fonctions. Une jeune fille a alors proposé que Bio était bien obligée de parler Français mais qu’elle a exercé sa liberté en décidant de l'apprendre plus et mieux qu’il ne lui était nécessaire. À l’intérieur de cette contrainte, elle avait donc une marge de liberté, qu’elle a pleinement investie en apprenant la langue et en acquérant un vocabulaire riche qui lui sert encore aujourd’hui à nuancer sa pensée.

Alors oui, il y a des circonstances que nous ne choisissons pas dans notre vie et qui nous contraignent, mais ensuite nous avons la liberté de leur donner du sens, de ne pas y rester soumis. Nous pouvons faire de ces circonstance si dures soient-elles, une force, un tremplin. Parfois aussi nous n’avons d’autres choix que d’accepter, ce qui n’est pas subir.

Les élèves de la classe de terminale de Stéphane sont repartis en disant qu’ils s’étaient sentis inspirés par l’histoire de Bio.

Les exemples aussi nous stimulent pour aller de l’avant et dépasser ce qui nous limite.



PHILOSOPHER CHEZ L'HABITANT

Sur le modèle de l'émission "j'irai dormir chez vous" nous sommes allées au cours de notre périple philosophique chez des personnes qui nous ont accueillies chaleureusement. Elles nous ont offert le gîte et le couvert et, pour la moitié d'entre elles, nous ne les avions jamais rencontrées auparavant.

Et nous ne nous sommes pas contentées de dormir, nous avons aussi philosophé !

Merci à Sylvie, Patrice, Gilbert, Hélène, Carole, Bruno, Corinne, Christiane, Patrick et Ghislaine qui nous ont généreusement ouvert leur porte.




RETOUR EN CÔTE D'IVOIRE

Photo de la valise de Bio pour rentrer chez elle. Elle a dû se séparer de ses vêtements pour la remplir de livres. Ils sont une denrée rare en Côte d'Ivoire, mais Bio sait qu'il est précieux aussi de nourrir son âme, même quand parfois on peine à nourrir son estomac.

Son projet, ouvrir un petit centre culturel à Bondoukou (une ville au Nord-Est de la Côte d'Ivoire), proposer de la lecture aux enfants et des ateliers de réflexion philosophique.

Merci à Carole Gomez et Bruno Gomez pour avoir contribué les premiers par leur générosité à nourrir ce centre qui contribuera à l'émancipation et l'épanouissement des enfants.


Et merci à Hélène Boubehira, Marie-Serge Phillips, Kathy Wildi, Céline Ohannessian, Gaelle Rosset, Françoise et Bernard Chaignot, Josefa Carranza, Bernard Laguerre, Raynald-Letertre, Marion Her, Christine Vallin, Corinne Fabre, Michel Opoczynski, Antoine Carrillo, Cédric Le Lay, Valérie Choulier, Michel Berthod, Célia Ouf, Mathilde Chaignot, Antoine Chaignot, Catherine Chapuis, Aline Bécan, Stéphane Cloux, Sylvie et Patrice Bonnin, Sabine Kane, Alain Savard, Izabella et Jean- Charles Thomas,


Leur participation à la cagnotte a rendu possible ce voyage.

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