Paradigme moral et paradigme esthétique, une visite chez le philosophe Oscar Brenifier.

Mi-juillet, j’ai passé trois jours en Bourgogne chez le philosophe Oscar Brenifier, cela m’a donné à réfléchir. La réflexion nous sort de nos ornières, nous aide à prendre du recul, elle nous débarrasse de nos rigidités en nous redonnant un peu de souplesse, toutes choses qui, même si elles bousculent, procurent au bout du compte vigueur et sérénité.
Les échanges que j’ai pu avoir avec ce philosophe depuis qu’il m’a fait découvrir la pratique philosophique n’ont pas toujours été sereins il est vrai. Par le passé, il y eut des conflits, peut-être à cause du choc de deux caractères assez forts, étayés sur deux visions du monde, l’une plutôt esthétique, détachée et légère voire froide, celle d’Oscar Brenifier et l’autre plutôt morale-sentimentale, chaleureuse voire lourde, il faut bien le reconnaître, la mienne.
Les discussions lors de ce séjour pendant lequel finalement nous avons réussi à échanger amicalement, m’ont permis d’apporter des éclairages très stimulants sur nos fonctionnements humains. Il est toujours intéressant de se frotter à un autre esprit que le sien. Et l’esprit d’un philosophe comme celui d’Oscar Brenifier est à la fois riche, déroutant, provocateur, violent parfois, mais dans tous les cas, roboratif et fécond.
Si je devais résumer en une idée ce qui me passionne dans la philosophie, c’est la façon dont elle permet d’articuler le particulier et le général, de relier nos existences empiriques et singulières avec ce qui les transcende : la raison ou l’ordre du cosmos auraient dit les stoïciens. Cela permet de voir un peu plus grand que soi, de jouer avec ses propres limites en les observant puis en s’aventurant au-delà.
Les discussions avec Oscar Brenifier m’ont permis de regarder les choses sous un autre angle, de changer, au moins momentanément ma perspective, de l’inscrire dans un plan plus large.
Je suis prête à cela aujourd’hui alors que je ne l’étais pas il y a quelques années.
Toute discussion avec un philosophe ne devrait-elle pas nous pousser à regarder les choses sous un nouvel angle, à enrichir nos perspectives, voire à les changer ?
Non pas à choisir celle qui nous convient le plus, car évidemment on ne change pas son cadre de représentation et sa façon d’évoluer dans l’existence comme on change de chemise, mais nous pouvons au moins prendre un peu de recul avec qui nous sommes, avec notre façon de considérer le monde, de l’évaluer, de le juger.
Nous pouvons comprendre les raisons de la lecture du monde que nous avons forgée dès l’enfance. Elle fut alors liée à une forme de nécessité car nous devions trouver des stratégies pour survivre et nous intégrer dans le groupe. Cette lecture du monde adoptée dès l’enfance comporte ses avantages, puisqu’elle nous a permis de survivre, mais elle comporte aussi ses limites, au fil des années nous pouvons finir par nous y enfermer. Notre pensée cesse alors d’être en mouvement, nous nous figeons dans nos rigidités. Le risque : laisser notre esprit mourir à petit feu. Il est pourtant possible d’entretenir le feu par l’exercice de l’étonnement, du questionnement, du dialogue, bref, de la pensée.
Alors que nous discutions Oscar et moi tout en marchant dans les sous bois, j’ai pris conscience de mon interprétation sentimentale, moraliste et plutôt dramatique de l’existence et des interactions humaines, tandis qu’Oscar en a une vision beaucoup plus esthétique, légère et détachée, au point de paraître parfois froide et brutale.
Par exemple, Oscar et moi, comme des milliards d’être humains, nous avons fait la découverte du mensonge des adultes lorsque nous étions enfants. Mais il existe plusieurs façons de réagir à cette découverte fondatrice.
Pour ma part, je me souviens en avoir plutôt éprouvé du chagrin et de la colère : comment les adultes pouvaient-ils ainsi transformer la réalité ou affirmer le contraire de ce qu’ils savaient ou pensaient ? Comment pouvaient-ils agir à l’inverse de ce qu’ils prônaient ?
J’ai réagi à cette banale réalité des comportements humains par le sentiment : je me suis sentie triste, blessée, trahie, révoltée, dégoutée… Et je me suis mise alors à ériger une sorte de code moral, j’ai pensé : c’est un devoir d’être authentique, honnête et franc. Ce qui ne veut pas dire bien sûr que j’ai toujours été fidèle à ce code moral, mais c’était mon « idéal régulateur » pour reprendre une formule de Kant.
Quel ne fut pas mon étonnement de comprendre qu’Oscar de son côté n’a ressenti ni colère, ni blessure face au mensonge, mais plutôt un étonnement métaphysique et un intérêt général pour les fonctionnements humains . Qu’est-ce qui voile la vérité ? Comment et pourquoi la voile-t-on ? La vérité n’est-elle pas plus belle dévoilée ? Le mensonge a-t-il aussi sa beauté ? Comment le langage peut-il être à la fois voilement et dévoilement ? s’est-il demandé.
Face à un même événement deux interprétations différentes. Pourquoi ?
Chacune d’elle s’inscrit dans un paradigme, l’un esthétique, l’autre sentimental-moral.
Pourquoi adopte-t-on un système d’évaluation plutôt qu’un autre ? Difficile à dire car lorsque nous interprétons les phénomènes nous ne sommes généralement pas conscient des critères d’évaluation dont nous nous servons. Ils nous semblent tellement évidents que nous ne les questionnons pas.
Pour s’en rendre compte, il faut opérer une prise de recul, un travail généalogique comme dirait Nietzsche. Une mise au jour de nos présupposés que nous pouvons alors questionner.
Il est probable qu’en ce qui me concerne, ma conception plutôt morale et sensible de la vérité a dû être influencée par ma famille, mon éducation, mon époque. Mon besoin de sécurité a certainement un rôle important aussi dans ce rapport au mensonge. Par exemple, nous ne pouvons pas compter sur une personne qui ment et ne pas pouvoir compter sur quelqu’un est insécurisant. Dans ce cas nous revendiquons la vérité pour des raisons intéressées et donc finalement pas très morales…
La vérité nous rassure, nous donne un appui pour nous diriger. Nous voulons la vérité parce que nous ne supportons pas l’incertitude…or l’existence est faite d’un grand nombre d’incertitudes…On peut certes parvenir à trouver une certaine stabilité en soi-même, mais pourquoi l’attendre des autres ?
Lorsque l’on condamne le mensonge, on peut donc se demander si on ne le fait pas seulement parce que le menteur dérange notre besoin de contrôle et de sécurité.
Mais on peut aussi considérer que le mensonge empêche toute réelle connexion entre les êtres. Savoir détecter et démasquer le manque d’authenticité, empêcher les formes de manipulations, c’est ouvrir la voie à de réelles relations, c’est donner une possibilité à l’amour de se déployer, ce qui a du sens d’un point de vue moral.
Pour être au clair avec soi-même, il importe donc de comprendre les motivations profondes qui nous conduisent à rechercher certaines valeurs.
La perspective esthétique et détachée d’Oscar, plus rare à notre époque que la perspective sentimentale morale, peut s’expliquer elle aussi par un désir de protection. Analyser les choses, chercher à en comprendre les mécanismes en éprouver une joie contemplative permet de ne pas se laisser atteindre par des émotions qui pourraient dévaster. Si je me centre sur le fonctionnement d’une personne qui ment plutôt que sur ce que je ressens face à ce mensonge, je n’en souffre pas, je me dégage de la situation, je ne me soumets pas aux circonstances. Après tout, le mensonge n’est-il pas d’abord le problème du menteur qui avance sur des sables mouvants ? Si je m’interroge sur les calculs qu’il opère pour tenter de contrôler la situation par ses manipulations, sur la crainte qui l’habite et qui le pousse à voiler la vérité, à être de mauvaise foi ou à se dissimuler, je me décentre, je ne pense pas à mes propres émotions, à mes attentes, à ma déception, je me préserve de mes propres débordements. Une telle perspective est très libératrice. Comprendre le mécanisme des passions humaines, c’est une méthode qu’ont traditionnellement pratiqué les philosophes. Pensons à Spinoza qui écrit « ni rire, ni pleurer, ni haïr mais comprendre » et qui se livre dans l’Ethique au décryptage des mécanismes des passions humaines.
Oscar m’a toutefois confié éprouver de vives émotions lorsqu’il écoute de la musique classique. Mais dans ce cas il se laisse emporter par des émotions qui ne peuvent pas le détruire car elles sont désintéressées. Ces émotions sont chez lui d’autant plus fortes qu’il ne sait pas analyser la musique.
On peut en déduire que plus on analyse et décrypte les fonctionnements, moins ils nous atteignent émotionnellement et Oscar est un expert en observation et compréhension des fonctionnements humains.
À l’inverse, plus on laisse libre cours à ses émotions, moins on est en capacité d’analyser ce qui se passe tant qu’elles nous traversent. L’idéal étant de pouvoir passer avec fluidité d’une attitude à une autre en mobilisant le coeur et la raison sans laisser l’un s’atrophier au profit de l’autre.