Les carnets de la philomobile
Dans ces carnets que je vais publier en partie sur ce site, j’aborderai des questions philosophiques liées aux concepts de perfection, de langage, de démocratie, de dialogue, d’éducation, d’intelligence, d’émotions, etc.
Je les traiterai sur un mode existentiel c’est-à-dire pas de manière purement théorique, je montrerai comment elles engagent la subjectivité. Ce qui importe dans un écrit ou dans un livre, n’est pas ce qui est contenu dans cet écrit ou dans ce livre mais dans le rapport établi avec ce qui est au delà de lui : l’existence que nous menons.
1.a Une petite chose dans un camion jaune
Au volant de la Philomobile, les paysages du Haut-Jura défilent, les voilà baignés d’un doux soleil matinal, les ombres s’étirent sur la campagne tandis que l’odeur des foins fraichement coupés s’engouffre par les fenêtres grandes ouvertes. C’est une odeur à nulle autre pareil, mais elle est impossible pour moi à décrire, un poète pourrait-il le faire ? Décrire une odeur, voilà un joli défi !
Pour ma part tout ce que je peux dire c’est que cette exhalaison des prairies qui revient à la fin de chaque printemps, me procure une vive sensation de plaisir qui se transforme généralement en joie. Tandis que je roule, sur la route qui chahute un peu, des sapins, des nuages bien blancs et dodus et des grands bouts de ciel bleu se reflètent sur le pare-brise.
Malgré mon gros camion jaune dont je suis fière, j’ai bien conscience de la petite chose que je suis dans l’immensité de l’univers. Une petite chose dans un camion jaune.
1.b souffrance et idéal de perfection
« Une petite chose dans un camion jaune » je me répète cette phrase tandis que je regarde défiler les paysages aussi beaux qu’indifférents.
« Une petite chose dans un camion jaune » paradoxalement une telle idée me rassure et m’allège parce que sinon j’ai tendance à me mettre la pression, à me dire qu’il faudrait faire de grandes choses et être une grande chose importante pour n’être pas réduite à néant. Mais quand par malheur, il m’arrive de considérer ma propre existence sous cet angle, je m’empêtre alors en moi-même et n’en tire rien de bon. C’est ma névrose. Vous me direz je ne suis pas la seule à la subir, ce qui n’est certes pas une excuse.
Comme un très grand nombre d’humains, j’ai le malheur d’être traversée par un idéal de perfection. N’est-ce pas le grand tourment de l’homme : être capable de former le concept de perfection avec tout ses attributs, de s’y comparer et de se voir rempli de manques et d’imperfections ? Idéal de beauté, d’intelligence, de bonté, de puissance et d’immortalité qui nous tourmente en nous rendant perpétuellement insatisfaits, perpétuellement à la poursuite du mieux et qui fait finalement de nous l’espèce la plus autocentrée et la plus insupportable qui peuple cette planète.

1.c Une humiliante faculté
Les vaches n’ont pas besoin de s’interroger sur leur perfection ou leur imperfection, sur le sens de leur existence, elles sont tout entières à leur tâche, tout entières dévouées sans qu’aucun ego ne perturbe leur beau fonctionnement. Elles vont et viennent, broutent paisiblement dans les prés. Pendant ce temps les abeilles s’activent dans la ruche et au dehors, la chenille se contorsionne tranquillement sur la branche, le chat s’étire sur le canapé, la buse plane dans le ciel en poussant de petits cris stridents, nul besoin pour ces animaux de se poser des questions. Il est d’ailleurs infiniment apaisant de les regarder faire, souvenez-vous quand vous étiez enfants, le plaisir que vous pouviez éprouver à les observer. Pour le meilleur, les animaux ne sont pas dotés de cette humiliante faculté d’abstraction, d’anticipation et de comparaison que nous nommons raison. Rien ne les pousse contrairement à nous autres humains à considérer ce qui les entoure puis à se considérer eux-mêmes et à établir des comparaisons. Ils vaquent à leurs occupations se moquant pas mal de l’idéal et des lendemains qui chantent ou plutôt pourraient déchanter.
1.d Souffrance et imperfection
Nous autres humains sommes perturbés par cette idée, cet idéal de perfection en rapport avec notre petit moi, rapport qui nous fait commettre toutes sortes d’absurdités. Tantôt nous poursuivons vainement l’inateignable, tantôt nous nous trouvons plongés dans le désespoir de ne pas l’atteindre. Sans doute cette poursuite et ce désespoir forment-il les passages obligés de la condition humaine. Dans nos existences nous sommes tous confrontés à cette question : COMMENT COMPOSER AVEC LA SOUFFRANCE QUE ME CAUSE LA CONSCIENCE DE MON IMPERFECTION ?
Observez un peu les humains autour de vous et observez-vous vous-mêmes, vous verrez que la façon dont chacun se positionne par rapport à cette question constitue une grille d’observation et de compréhension des plus intéressantes.
Pourquoi ne suis-je pas plus beau, plus intelligent, plus généreux, plus grand, plus puissant, pourquoi me manque-t-il toujours quelque chose pour être pleinement l’être que je devrais être ? Pourquoi certains me semblent-ils posséder cette plénitude ? Miroir, miroir, suis-je la plus belle en ce royaume ? demande le personnage d’un conte bien connu, révélant par là son inquiétude de ne pas l’être.


1.e consolation de la philosophie
En général, lorsque nous avons ressenti la souffrance que nous cause le sentiment de notre imperfection, nous nous sommes contentés de réagir sans prendre le temps de réfléchir à ce manque d’être qui nous tourmente : pas assez beau, pas assez intelligent, pas assez ceci ou cela pour être pleinement, pour être comme un dieu doit pouvoir être. Nous ne nous sommes pas questionnés sur la raison pour laquelle ce manque d’être nous tourmente, ni sur ce que nous pourrions faire d’intéressant d’un tel tourment. Sans doute notre esprit était-il trop jeune et inexpérimenté pour ne pas se contenter de réagir.
Certes comme je l’écrivais un peu plus haut, la raison est une humiliante faculté que les animaux ont la chance de ne pas posséder, mais elle est aussi ce qui peut mener à notre salut. D’un côté, par les comparaisons qu’elle nous fait immanquablement établir, nous éprouvons douloureusement la misère de notre condition, mais de l’autre la raison nous permet de prendre de la distance avec cette douleur même. Cela, nous ne pouvons le comprendre qu’après avoir été mordu par la souffrance, qu’après avoir fait l’expérience délicate de ne pas y sombrer.
Alors au lieu de réagir nous pouvons prendre le temps de questionner et de philosopher : pourquoi l’idée de perfection me tourmente-t-elle ? Pourquoi voudrais-je l’atteindre? Faut-il chercher à combler ce manque d’être ou accepter de vivre avec ? Et qu’est-ce que ça pourrait vouloir dire : vivre avec ? Comment cela est-il possible ? La souffrance que me cause la prise de conscience de ce manque n’est-elle pas le signe que je suis la proie des agitations de mon ego et que mieux vaudrait apprendre à mettre ce dernier à distance ? Oui mais comment faire ?
D’où me vient l’idéal de perfection qui me hante ? Me suis-je contenté d’adopter celui de ma famille, du milieu ou de la société dans lequel de suis né ? Est-il plus fondamental encore, lié à ma condition humaine ?
2. a La consultation philosophique
La plupart du temps nous n’avons pas pris le temps d’examiner ce qui se passe quand l’idée de perfection nous tourmente, ni pris le temps de formuler les questions auxquelles nous nous trouvions confrontés. Nous avons rapidement mis en place un système de défense pour ne plus souffrir, nous avons trouvé une consolation plus ou moins solide, plus ou moins efficace pour faire barrière à cette douloureuse prise de conscience.
Nous avons connu nos premières angoisses existentielles dans notre jeunesse et en général nous n’avons disposé ni de moyens et ni de temps pour y bien réfléchir.

2.b Dialoguer avec soi-même
Au cours des consultations philo j’invite régulièrement les personnes que j’accompagne dans leur questionnement, dans leur dialogue avec elle-même, à observer le système qu’elles ont mis en place pour faire face à ce problème existentiel de l’imperfection.
Un tel système élaboré en général dès l’enfance comporte des avantages mais aussi des inconvénients. Il a fini par devenir habitude et même si les inconvénients qu’il présente dépassent de loin ses avantages nous ne parvenons pas à le changer. C’est que l’habitude implique une facilité à laquelle nous éprouvons la plus grande difficulté à ne pas céder. Avec elle nous vivons dans le connu et il nous faut déployer une importante énergie pour aller vers l’inconnu.
Aussi la consultation philo invite-t-elle à remettre les choses à plat, à prendre le temps d’examiner. Lors de cet exercice nous sommes invités à considérer les particularités de notre être d’un point de vue extérieur et pour cela rien de tel que l’utilisation de la raison, des liens logiques qu’elle établit, des causses qu’elle permet de comprendre. Mais la consultation philo ne reste pas pur jeu spéculatif, c’est bien soi-même et son existence qu’il s’agit de penser
2c. S voulait être parfaite.
S. trouve son corps très imparfait et bien loin de l’idéal de perfection auquel elle s’est accrochée. Elle a peur de ses débordements, si elle se laisse aller, elle perdra tout contrôle pense-t-elle, elle grossira, les bourrelets apparaitront, il n’y aura plus de limite. Aussi dose-t-elle tout ce qu’elle mange avec attention, et s’entraine-t-elle régulièrement à courir des marathons. Mais S ne s’en tient pas à un idéal de perfection physique, il lui faut aussi prouver son intelligence. S a réussi une grande école, elle est devenue ingénieur. Son corps est maigre, à la limite de l’anorexie, son visage est parcouru de tics nerveux. Elle vient de quitter son travail, dépression, burn out, elle n’en pouvait plus. Pendant la consultation elle se met à pleurer. Face à la prise de conscience de son imperfection et la souffrance qu’elle en a éprouvé, S a voulu contrôler, être irréprochable. Mais la solution qu’elle a trouvée, si elle a fonctionné quelques temps a fini par l’épuiser, ses efforts n’étaient jamais suffisants. Le chef (ou n+1 comme on dit dans le jargon des entreprises), pour lequel elle travaillait a d’ailleurs bien compris ce ressort, il lui reprochait ses fautes, ses manquements, ce qu’elle ne pouvait supporter. Aujourd’hui, elle cherche autre chose. Il faudra alors qu’elle accepte de regarder en face cette petite chose imparfaite qu’elle est. Qu’elle regarde aussi cette personne qu’elle a construite avec et son corps fragile son visage parcouru de tics, sa difficulté d’être présente à ce qui se passe.

2.d L ou la protectrice universelle
Face à l’angoisse existentielle de l’imperfection L a mis en place un tout autre système. Elle n’a pas fait beaucoup d’études, elle en souffre sans qu’elle ait pris le temps d’examiner cette souffrance, tout ce qui concerne l’évaluation de compétences intellectuelles et pourrait la mettre en défaut est tabou pour elle. Je m’en rends compte quand pendant l’atelier de pratique philosophique, elle panique alors que nous examinons la validité d’un argument.
L est une femme qui manifeste toujours beaucoup d’empathie, elle arbore un grand sourire. De grande taille, elle est forte avec une poitrine généreuse, elle aborde les autres de façon protectrice, toujours prête à faire un petit compliment sur un vêtement, une coupe de cheveux, avec elle, il n’y a plus qu’à se sentir réconforté. Ce jour-là, elle a préparé l’atelier… en apportant de délicieux cookies. Nous questionnons un conte soufi, mais L éprouve de grandes difficulté à suivre ce qui se passe. Au lieu d’être présente à ce que vient de dire une autre participante et de s’appuyer sur son idée afin d’élaborer une réflexion commune, L prend spontanément la parole pour donner son avis, sans rapport avec la question qui vient d’être posée. Je lui fais observer qu’elle ne joue pas le jeu proposé puisque l’une des règles consiste justement à ne pas prendre la parole spontanément, à ne pas « rebondir » mais à répondre, à argumenter, à objecter, questionner ou encore exemplifier.
L. fait la grimace, elle n’a pas l’habitude qu’on l’interrompe et encore moins qu’on lui fasse observer sa façon de se comporter. Je lui demande si elle sait pourquoi elle éprouve ainsi le besoin de donner son avis. C’est parce qu’elle aime partager répond-elle sur un ton d’évidence. Je propose alors à L. d’observer le problème que peut poser son désir de partage. Elle ouvre de grands yeux. Le problème de désirer partager, mais enfin il n’y en a aucun! s’exclame-t-elle avec un air offusqué et presque agressif. Pourtant tous les autres participants dans la salle comprennent bien le problème que peut poser son désir de partage.
En s’intéressant à L on comprend comment elle a fait face à la prise de conscience douloureuse de son imperfection, à la différence de S c’est par le déni qu’elle a réagi : pour L il n’y pas d’imperfection, ou s’il y en a, il ne faut surtout pas la regarder comme si cela évitait la douleur liée à ce sentiment. Elle veut d’ailleurs protéger tous ceux qui pourraient l’éprouver pour que jamais ils ne soient dans la détresse, c’est pourquoi elle fait souvent des compliments. Aussi anticipe-t-elle sur la possible souffrance des autres. Tout va bien pour toi, tu es sûr ? questionne-t-elle souvent. Sans doute la souffrance de l’autre la ramène-t-elle à sa propre souffrance. Elle n’a pas idée que les moments de souffrance que nous vivons sont aussi des moments formateurs, ce sont des moments de bouleversement et de remise en question qu’il vaut mieux ne pas perdre car ils font bouger les lignes et peuvent nous faire avancer. Mais L. fait partie de ceux qui « positivent » qui ne veulent pas regarder le mal, qui vont de l’avant, qui regardent tous les jolis aspects de la vie, qui jouissent de ses petits moments agréables que la vie peut nous offrir, la douce beauté d’un paysage, des sourires échangés, un air de musique. Ils n’aiment pas les problèmes sur lesquels il faut vite passer.
La solution de L. a du sens, elle console dans un premier temps des angoisses existentielles. Toutefois cette solution pose un problème : ne pas accepter les problèmes et donc ne pas pouvoir y faire face quand ils se présentent puisqu’on a toujours voulu rester à la surface des choses.
L. positive donc et présente la plupart du temps un visage souriant, mais c’en est un très différent qu’elle montre si on s’avise de refuser un partage qu’elle impose, si on objecte à l’une de ses idées, ou qu’on lui demande de nous laisser souffrir tranquillement, alors L. ne sachant plus que faire perd ses moyens peut agresser ou bien s’enfoncer dans son chagrin.
