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PHILOSOPHE DANS LA CITÉ OU COMMENT PHILOSOPHER MÈNE À CONDUIRE UN CAMION.


L’enseignement académique de la philosophie

La philosophie telle qu’on l’enseigne généralement encore aujourd’hui en France, implique d’abord d’en passer par l’acquisition d’une culture philosophique, c’est-à-dire par la connaissance des systèmes philosophiques et de leurs auteurs. Tout étudiant en philosophie se doit avant tout de connaître les différents courants philosophiques et leurs promoteurs depuis l’antiquité grecque. Il pourra alors faire son chemin, s’approvisionner chez tel ou tel en fonction de ses appétences, ces dernières étant fortement influencées par le milieu universitaire dans lequel il évolue. Quand j’étais étudiante, c’était la grande mode de la pensée déterritorialisée de Gilles Deleuze ou du déconstructivisme de Derrida en rivalité avec l’hégélianisme de Bernard Bourgeois. Aujourd’hui il y a toujours des écoles qui s’affrontent par exemple la philosophie analytique anglo-saxonne et la philosophie continentale. Mais il n’est pas question d’entrer ici dans le détail de ces affrontements. Ils paraissent titanesques et décisifs pour ceux qui y participent et y investissent une très grande part de leur énergie tandis qu’ils semblent incompréhensibles et dérisoires pour le commun des mortels. En cela les philosophes ressemblent à des joueurs et à des supporters d’équipes de foot, l’affrontement de leurs équipes représente des enjeux majeurs dans leur existence alors que si on l’observe avec un minimum de recul cela semble tout à fait dérisoire. Il y a toutefois une différence entre les philosophes et les joueurs ou supporters d’une équipe de foot : la passion des premiers n’a pas la popularité des seconds. C’est d’ailleurs ce qui plait aux équipes de philosophes : se démarquer de la masse. Cela leur procure l’illusion que leur affrontement est beaucoup plus important que celui des footeux. Leur profondeur intellectuelle, exigeante et rigoureuse n’est pas accessible au commun des hommes. C’est donc pourquoi si peu de personnes s’y intéressent.

Le jeu de la mauvaise foi

Jeune étudiante j’ai été séduite par ce jeu auquel j’aurais bien voulu participer moi aussi, mais je me sentais en même temps un peu à l’écart, je crois qu’il me manquait quelques codes pour pouvoir participer. L’absence de ces codes fut à la fois l’occasion d’une souffrance, je ne me sentais pas à la hauteur et finalement une chance pour mon parcours de philosophe. J’ai commencé par faire comme je pouvais pour tenter de m’intégrer, j’ai passé le CAPES pour devenir professeur de philosophie et j’ai raté l’agrégation.

Pendant plusieurs années, j’ai feint de jouer au jeu de mes collègues, sans trop y croire tout en cherchant à faire croire. Pour reprendre une analyse de Sartre sur la mauvaise foi, je jouais à être professeur comme on joue un rôle, comme on peut jouer à être garçon de café. C’est une posture de mauvaise foi, car elle permet de ne pas s’engager tout en faisant croire qu’on s’engage. On se ment à soi-même, on ment aux autres en se pliant à ce que nous pensons qu’ils attendent de nous, cela évite quelques tourments, mais implique aussi de passer à côté de sa vie. Pourquoi voudrait-on passer à côté de sa vie ? Parce qu’il y a quelque chose qui fait peur dans le fait de vivre.

L’engagement et la réponse du réel

Quand on s’engage, on prend des risques, celui de se tromper, de ne pas être à la hauteur de ce à quoi on veut parvenir, d’être moqué, critiqué et finalement d’être confronté à soi-même et de constater avec lucidité l’étroitesse des limites entre lesquelles notre petit être se trouve enfermé. L’engagement implique une réponse du réel ce qui ne se produit pas bien sûr quand on prend plutôt le parti de fuir en faisant semblant de s’engager. Si je m’engage à faire du sport ; du foot pour reprendre l’exemple précédent, le réel me répondra en retour, il faudra bien que je prenne conscience que je manque de réactivité, que je ne cours pas assez vite, que je joue trop personnel. Si je m’engage à fabriquer un meuble, le réel me répondra, car ce meuble sera fonctionnel ou pas et s’il ne l’est pas il me mettra face à ma limite que je pourrais ou non tenter de dépasser. Si je m’engage à jardiner, le réel prendra la forme des plantes qui pousseront ou pas et si ça ne marche pas, je devrai comprendre pourquoi puis faire de nouvelles tentatives qui réussiront ou échoueront à nouveau. Si je m’engage à parler en public en proposant une conférence, le réel prendra alors la forme des visages qui me regardent et qui me diront quelque chose sur moi-même. Ces visages graves indiquent-ils de l’attention et de la réflexion ou de l’ennui ? Ces visages souriants sont-ils ironiques ou sincères ? Quel rapport suis-je en train d’établir avec ceux qui m’écoutent ? Je me suis engagée à philosopher avec eux, mais est-ce bien ce que nous sommes en train de faire ?

Quand le réel s’impose

Jeune professeur cherchant à jouer mon rôle, j’ai dû constater avec une certaine amertume que la plupart de mes élèves ne voulaient pas jouer au jeu que je leur proposais et cela d’autant plus qu’ils ne faisaient pas partie des classes élites. Ils incarnaient à leur manière le réel, un réel qui résiste, ce n’était pas facile à admettre. Le jeu philosophique que je leur proposais ne leur disait rien, ils n’avaient que faire de rédiger une dissertation en trois parties, que faire de commenter Nietzsche ou Bergson. Ils ne voyaient aucun intérêt à comprendre l’idéalisme platonicien ou l’impératif kantien, ils s’intéressaient à peine plus aux différents types de désir chez Épicure ou à l’idée de liberté chez Sartre. Mais l’idée du déterminisme spinoziste ou de la phénoménologie husserlienne était vraiment difficile à transmettre et j’y renonçais finalement.

Face au réel que les élèves représentaient, à l’image de moi-même qu’ils me renvoyaient, j’ai d’abord cherché à fuir. Puisque j’étais bien notée par mes supérieurs hiérarchiques, j’obtenais sans peine des classes plus « faciles », c’est-à-dire plus dociles : élèves de terminale S ou de terminale L. Ces derniers ne trouvaient pas toujours beaucoup plus d’intérêt aux divers courants philosophiques ni à la rédaction d’une dissertation ou d’un commentaire de texte, mais il était plus facile de les tenir par la pression du bac et des notes et par le désir qu’ils avaient, plus fort que les élèves de terminale STMG ou de lycée professionnel, d’une reconnaissance sociale qui passait pour eux par une réussite scolaire. Tout allait donc mieux et je pouvais jouer tranquillement mon rôle de professeur.

Pourtant la situation ne me satisfaisait pas tout à fait, je sentais bien qu’il y avait quelque part un jeu de dupes. Les élèves et moi-même nous ne philosophions pas, car nous nous trompions les uns et les autres. La philosophie était devenue un moyen pour opérer un tri social. Or ce n’est pas là sa vocation originaire. Elle n’a pas été inventée pour qu’il y ait des professeurs et pour que des élèves passent leur bac, pas non plus pour que l’on se retrouve entre soi lors de conférences, rassurés de faire partie de ceux qui ont en commun la connaissance de quelques auteurs et courants philosophiques.

La philosophie, fille d’étonnement

Non, à l’origine la philosophie est bien autre chose ! Comme le remarquaient déjà Socrate et Aristote, la philosophie est fille d’étonnement. Étonnement non pas face à ce qui se contente de nous surprendre parce que cela sort du quotidien, mais étonnement au contraire devant ce qui nous semble quotidien et que nous ne remarquons plus, car l’intérêt en a été gommé par l’habitude et le conformisme. La surprise devant l’inhabituel, excite nos passions, mais ne nous donne pas à penser comme le prouve par exemple les étranges prouesses du guide des records. Au contraire l’étonnement devant qui est familier conduit au questionnement et marque