SE DÉFINIR, S'ENFERMER, S'AFFRONTER : LES IMPASSES IDENTITAIRES
- Laurence Bouchet
- 24 avr.
- 6 min de lecture
Dernière mise à jour : il y a 6 jours
À CHACUN SON STIGMATE
Dans les luttes sociales contemporaines, une dynamique particulière semble s'accélérer : celle de la revendication des particularismes. Chacun semble aujourd'hui soucieux d'affirmer ce qui le distingue, souvent à partir de ce qui le fait souffrir. C'est en se référant à une blessure que l'on revendique une identité : personne grosse, trans, racisée, précaire, femme, homosexuelle, etc. Le stigmate est devenu badge, et chacun demande à la société reconnaissance, réparation, respect.
Cette démarche peut apparaître légitime, surtout dans un contexte où des formes de domination systémiques ont longtemps nié ces réalités. Mais elle conduit aussi à une fragmentation identitaire, où la singularité blessée supplante la dimension commune. C'est là que surgit, une difficulté philosophiquement intéressante : à partir de quel moment une idée juste devient-elle problématique ? Quel est ce point de bascule où la quête de reconnaissance, la lutte contre les discriminations devient enfermement dans une position victimaire ? Cette tension entre légitimité initiale et effets pervers mérite d'être interrogée si l'on veut penser lucidement les conditions d'un véritable « vivre-ensemble ». J’examine donc dans ce texte les divers points de basculement.

LA CONCURRENCE VICTIMAIRE : DES TENSIONS ENTRE ALLIÉS
D'abord, cette revendication peut déboucher sur une forme de concurrence victimaire. Qui souffre le plus ? Qui a le droit de parler au nom de quoi ? Ainsi, des tensions surgissent même entre les mouvements censés être alliés : une femme peut ne pas reconnaître une femme trans dans son combat féministe, tandis qu’une personne trans peut considérer qu’elle incarne une expérience féminine plus radicale encore. Ces oppositions internes affaiblissent la lutte commune.
L’IDENTITÉ COMME PROTECTION ET ENFERMEMENT
L’identité revendiquée est souvent définie négativement. Elle se constitue par le refus d’être blessé, moqué, critiqué. Cela ne suffit pas à construire un soi riche, en mouvement, en dialogue avec les autres. Elle peut même devenir une carapace, une protection rigide, empêchant toute critique – même bienveillante – de franchir le seuil. La personne devient intouchable, au nom de la souffrance qu'elle subit. Et tout propos mal calibré devient une "micro-agression".
HYPERSENSIBILITÉ ET PARALYSIE DU DIALOGUE
J’ai moi-même été confrontée dernièrement à cette difficulté lors d’un atelier de philosophie. J’ai mégenré une personne en transition. Ce n’était pas volontaire, pourtant ma maladresse a déclenché une réaction très vive : des larmes et un retrait. Ce moment m’a profondément questionnée. Car comment continuer à dialoguer dans un monde où la parole semble constamment menacée, où chaque mot peut devenir une offense, chaque erreur un drame ? Il devient presque impossible de parler sans marcher sur des œufs, comme si le dialogue était piégé d’avance par la peur de blesser. Faut-il alors se taire ? Se censurer ? Renoncer à l’échange pour éviter le conflit ?
Heureusement, lors de cet atelier, la situation a évolué. La personne blessée a changé d’attitude. Peut-être parce que je ne me suis pas laissée submerger par sa douleur, ni paralyser par la crainte d’envenimer les choses. Je n’ai pas reculé. J’ai fait le pari de la parole, de la raison et de ce que j’appelle l’intelligence dialogique. Celle qui dépasse nos blessures personnelles, non pour les nier, mais pour ne pas leur laisser toute la place. Je conçois d’ailleurs l’atelier philo comme ce qui permet de créer un espace commun permettant de s’élever ensemble, malgré nos fragilités.
LA NOUVELLE MORALE, VERTU ET SURVEILLANCE
On assiste à l’émergence d’une morale nouvelle, rigide, où tout écart est considéré comme un péché. Ce qui me frappe, c’est l’iconographie presque religieuse de certains dispositifs comme par exemple lors de la marche contre les discriminations de Besançon, les membres de l’équipe de sécurité seront reconnaissables à leurs « chasubles turquoise ». On pourra aller les trouver si on est victime de « comportements discriminants, qu’ils soient agistes, antisémites, biphobes, classistes, grossophobes, homophobes, islamophobes, lesbophobes, putophobes, racistes, sexistes, transphobes, (trans)misogynes, validistes ». Il faut donc surveiller ses paroles comme on évitait jadis le blasphème. Attention à ne pas devenir le nouvel hérétique.
IDENTITÉS CHOISIES ET POSTURES VICTIMAIRES
On peut même se demander si certains désirs d’identification ne répondent pas inconsciemment, à une attente de reconnaissance par la souffrance ? Il y a là quelque chose d'une attitude victimaire : si je suis discriminé, je suis victime, et si je suis victime, j'existe. Cela est très tourné sur soi. L’identité ou le statut de victime potentielle ou réelle ne suffisent pas à constituer la valeur d’une personne. Cela ne dit pas si elle est exigeante avec elle-même, dans quelle mesure elle cherche à se grandir, à se bonifier, à aller vers des valeurs altruistes. On peut être trans, homosexuel, femme, en surpoids, vieux, musulman, juif, chrétien, etc et commettre des actes délictueux, ces particularités ne constituent pas en elles-mêmes des passeports pour la vertu.
L’ILLUSION DE L’AUTODÉFINITION ABSOLUE
Derrière cette logique se cache un autre phénomène : la toute-puissance de l’auto-définition. L’individu se nomme lui-même, se revendique trans, fluide, queer, et exige que cette définition soit absolument respectée, même lorsqu’elle semble contredire les signes visibles, ou change selon les jours. Il se crispe sur une identité qu’il exige sacrée. Il revendique la fierté d’être lui-même, mais cette fierté semble parfois tourner à l’auto-célébration narcissique. Le droit de se définir soi-même est-il infini ? Quel est le rôle des autres dans cette définition ? Peut-on exiger d’autrui qu’il reconnaisse une identité qui contredit son expérience sensible ?
PHILOSOPHER AU-DELÀ DES ÉTIQUETTES
Pourtant, dans un dialogue qu’il soit philosophique ou autre, ce qui importe, ce n’est pas le genre, l’origine, la croyance, l’orientation sexuelle des personnes qui échangent, c’est la capacité à penser, à écouter, à questionner. C’est la parole qui nous fait sujet, pas l’étiquette. L’obsession de l’identité finit par étouffer cette part commune que nous possédons en lien avec notre condition humaine faite de sensibilité et de raison.
LA DÉROUTE DES VALEURS POSITIVES
C’est peut-être un des plus grands dangers : à force de lutter contre des discriminations, on oublie de lutter pour quelque chose. Cette marche à Besançon, par exemple, se fait contre les phobies, contre les oppressions et les discriminations. Mais où sont les valeurs positives qu’elle promeut ? Est-ce suffisant de se respecter ? Pour aller vers quoi ? Vers quelle idée de l’humain ? Quelle vision de la relation, du dépassement, de l’émancipation ?
LE RETOUR DE BÂTON, DES IDENTITÉS EN MIROIR
Ce qu’on appelle le « retour de bâton » identitaire ne relève pas simplement d’un effet réactionnaire classique – une vieille garde qui résiste au changement. Il s’agit d’un mécanisme plus profond, qu’on peut éclairer à la lumière du mimétisme. René Girard, dans sa théorie du désir mimétique, montrait que les humains désirent selon le désir des autres. On pourrait dire ici que les identitaires de tout bord entrent dans une logique de miroir : plus un groupe minoritaire met en avant son identité blessée, plus d’autres groupes, se sentant déstabilisés dans leur position dominante, en viennent à revendiquer à leur tour leur propre identité comme menacée. Non pas par manque de pouvoir, mais par peur de le perdre.
C’est ainsi que certains mouvements réactionnaires s’alimentent des luttes progressistes pour se définir. Ils se présentent comme « les oubliés », « les opprimés de la bien-pensance », « les discriminés par les minorités », on observe ce phénomène chez certains masculinistes et autres « incel ». L’ancienne majorité se rêve minorité, pour bénéficier à son tour du prestige moral de la souffrance. C’est un mimétisme inversé : la posture victimaire devient désirable, et suscite des vocations chez ceux qui n’acceptent pas la remise en question de leur statut.
Nietzsche, déjà, dénonçait ce qu’il appelait la « morale des esclaves », c’est-à-dire la transformation de la souffrance en vertu, et du ressentiment en arme. Il voyait dans cette morale une manière de se venger symboliquement du pouvoir, non en le dépassant, mais en l’accusant et en le culpabilisant. Aujourd’hui, ce mécanisme n’a pas disparu : il se déploie dans les deux sens. La revendication identitaire peut devenir elle-même un instrument de pouvoir, et susciter des ripostes qui ne visent pas à comprendre, mais à dominer à nouveau.
À force de placer la douleur au cœur de l’identité, on crée un terrain où seule l’intensité du ressentiment garantit la légitimité. Et cela, paradoxalement, alimente les forces qui cherchent à tout ramener à une guerre des identités, où le dialogue est remplacé par la seule affirmation de soi contre l’autre.
VERS UNE PÉDAGOGIE DU COMMUN
Face à cette fragmentation croissante, il ne suffit pas d’appeler à la tolérance ou au respect abstrait. Le véritable enjeu, selon moi, est de reconstruire une pédagogie du commun. Cela suppose de sortir de la logique de l’entre-soi identitaire pour retrouver une culture du dialogue, du conflit fécond, de l’ironie partagée et de la complexité assumée.
Philosopher ensemble, c’est justement apprendre à tenir ensemble l’universel et le singulier, le moi et le monde. Cela demande de sortir de soi, de s’exposer à l’altérité, non pas dans une posture défensive ou militante, mais avec le goût du questionnement. Le vivre-ensemble, ce n’est pas l’addition des solitudes blessées ; c’est la possibilité d’un espace où l’on peut s’opposer sans se détruire.
Concrètement, cela implique une forme d’éducation au désaccord, un apprentissage de la tension et du conflit sans haine. Cela suppose de redonner valeur à la parole réfléchie, à la lenteur du sens, à l’humour comme distance critique.
Et pour cela, il faut le courage d’accepter de ne pas être reconnu à chaque instant, de ne pas être aimé immédiatement, de ne pas être compris tout de suite. Il s’agit de parier sur autre chose : sur la puissance du dialogue quand il n’est pas figé par l’ego. Cela demande une posture philosophique qui allie lucidité, humilité et jeu. Parce que penser ensemble, ce n’est pas valider des identités, c’est créer un monde commun.

Le texte est authentique, j'avoue, c'est moi qui ai ajouté le personnage en chasule turquoise....
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