QU'EST-CE QUI PERMET LE DIALOGUE ?
image, Gilbert Garcin
DIALECTIQUE ET PRATIQUE PHILOSOPHIQUE
Dans cet article, je propose une réflexion théorique sur la pratique philosophique. Cette dernière comporte une dimension intemporelle (elle trouve son origine dans les dialogues socratiques et de façon plus générale dans la philosophie antique), mais elle se déroule aussi aujourd’hui dans un contexte : celui de la mondialisation. Je montre comment cette pratique peut confronter la culture occidentale (et ceux qui en sont porteurs) à ses propres limites.
Qu’est-ce que dialoguer ? Qu’est-ce que penser avec l’autre ? Dans quelle mesure cela est-il compatible avec l’individualisme ?
L’article comporte une partie théorique mais aussi des exemples pratiques d’ateliers avec des étudiants qui veulent devenir aides-soignants ou infirmiers. À la fin, je décris le déroulement d’un atelier avec de jeunes garçons dans un centre éducatif.
LA SOCIÉTÉ OCCIDENTALE, LA VALEUR DE L’INDIVIDU ET SES LIMITES
« Rencontrer l’autre », voilà une idée bien à la mode. Mais la plupart du temps, nous nous en tenons à cette formule clinquante ; dans la réalité, nous déployons au contraire beaucoup d’énergie pour éviter les autres. Nous inventons pour cela toutes sortes de stratagèmes. Nous pouvons ainsi côtoyer les autres en famille, sur les réseaux sociaux, dans les soirées, sur les plages, dans les manifestations, sur les réseaux sociaux, dans le métro et même dans les cafés philo, tout en parvenant à ne pas les rencontrer, à ne pas nous intéresser à eux, ni à ce qu’ils pensent et à ne pas les laisser s’intéresser à nous ou à ce que nous pensons.
L’empathie, la bienveillance, l’écoute tant prônées dans les formules qui défilent sur fond d’écran coloré, entourées de petits coeurs et gratifiées de pouces en l’air sur les réseaux sociaux apparaissent comme de merveilleux moyens de se donner bonne conscience.
Respectons l’autre dans sa différence, mais surtout tenons-nous à bonne distance de lui pour qu’il nous fiche la paix. La tranquillité que nous obtenons ainsi nous donne l’illusion d’être libres et autonomes, car nous faisons à peu près ce que nous voulons (ou nous avons tout du moins l’impression de le faire) sans avoir de compte à rendre à personne.
La société occidentale s’est construite à partir de la place centrale accordée à l’individu. Autonome, il est libre de ses choix, de ses opinions, de son orientation sexuelle, de son mode de vie.
Cette valeur de l’autonomie individuelle a du sens, elle permet à chacun de s’accomplir, elle lui donne la chance de réaliser ce qu’il est. Cette valeur, incarnée aujourd’hui par bon nombre d’occidentaux a fait ses preuves, il ne serait pas concevable de revenir à des temps plus anciens où la place de l’individu n’était pas si centrale. Que diraient les femmes ou les homosexuels, par exemple, s’il fallait revenir à ces périodes de l’histoire où leur autonomie et leur différence n’étaient pas acceptées ?
Cependant l’esprit humain est naturellement peu enclin à la remise en question. Quand il trouve quelque chose juste, il n’en démord pas, il s’accroche, il croit détenir la vérité. Mais alors ce qu’il porte ainsi au pinacle : principes, valeurs, idées, se transforme en une pâle et superficielle caricature, un cliché éculé balloté de-ci de-là sur les réseaux sociaux sur un fond d’image colorée.
Spontanément, nous n’aimons pas regarder les zones d’ombre. Nous ne sommes pas prêts à considérer les limites ou les problèmes de ce qui nous semble juste et vrai et cela peut-être d’autant plus que nous vivons dans une époque et une société occidentale où l’on nous somme, à coup de développement personnel et autre lumineuse publicité, de construire notre bonheur et de positiver.
Or ne pas fuir devant le négatif, ne pas le nier, mais le reconnaître, le dévoiler, accepter la part sombre me semble constituer une des tâches fondamentales du philosophe.
Tentons donc dans ces lignes de dévoiler ce négatif et de lui trouver une place.
DERRIÈRE LE MASQUE DE LA BIENVEILLANCE
Sous ses dehors ouverts et altruistes, celui qui prône le respect et l’ouverture cherche la plupart du temps à se préserver des autres. Son attitude dissimule en réalité de la méfiance et une fermeture bien verrouillée.
Voulez-vous des preuves de ce que j’avance ici ? Eh bien, tentez une petite expérience. Quand vous rencontrez une de ces personnes qui prônent la bienveillance et le respect d’autrui, soyez attentifs à ce qu’elle dit. Questionnez-la pour comprendre ce qu’elle entend par respect ou par bienveillance. Par exemple, demandez-lui quelle différence elle établit entre ces deux concepts, ou bien pense-t-elle que questionner quelqu’un c’est le respecter ou être bienveillant avec lui. Ou posez-lui toute autre question qui vous permettra de mieux comprendre comment cette personne pense. Si elle ne répond pas à votre question, faites-le lui remarquer et demandez-lui si elle peut y répondre. Dans 90% des cas, cette personne s’impatientera et vous enverra promener avec plus ou moins de politesse. Elle pourra vous dire par exemple que la réponse est évidente ou qu’elle réfléchira à votre question, mais que pour l’instant elle n’a pas le temps, elle pourra botter en touche avec humour, ou elle pourra encore devenir franchement agressive (surtout si cela se passe sur les réseaux sociaux). Vous comprendrez vite alors que le respect et la bienveillance qu’elle prône ne forment qu’un vernis superficiel.
Vous comprendrez aussi qu’elle vit vos questions comme autant d’insupportables intrusions. C’est que pour ce genre de personne, prôner le respect, la bienveillance, l’empathie est une façon de se préserver des autres en se tenant, en les tenant à bonne distance. Brandir ces mots à la mode comme des étendards c’est imposer des pactes de non-agression : je te laisse tranquille en te souriant gentiment pour que tu me laisses tranquille toi aussi. De la sorte, chacun reste chez soi et personne ne rencontre personne quoiqu’on en dise.
L’INDIVIDUALISME CÔTÉ SOMBRE, OU LE REPLI SUR SOI
Voici donc un des versants sombres de l’individualisme occidental. Sous couvert d’autonomie et de liberté, il conduit bien souvent à un infantile repli sur soi dans un espace hermétique, peu accueillant, où personne n’est autorisé à rien venir troubler.
Mais à force d’avoir chassé toute altérité, le risque est grand de finir par s’ennuyer terriblement de sombrer dans la déprime et d’en venir à se consoler à coup d’anxiolytiques.
Si nous optons pour cette forme de rapport à l’autre qui consiste donc en réalité en une façon de l’éviter, nous risquons au bout du compte de nous retrouver enfermés en nous-mêmes. Certes, de cette façon nous sommes en terrain connu, nous avons apprivoisé certaines zones qui nous semblent familières. Nous nous sommes fabriqué une identité que nous revendiquons haut et fort, elle nous plait et nous ne sommes pas prêts à la remettre en question, encore moins à regarder ce qu’elle peut bien dissimuler. Nous allons ainsi proclamant que nous sommes homosexuel, féministe, gilet jaune ou bien hétéro, catho, de droite, ou athée, chasseur et fier de l’être ou encore végane, écolo, anarchiste, etc. Nous revendiquons ainsi quelque identité extérieure qui se distingue d’autres identités et, comme tout le monde, nous réclamons le droit à ce que cette identité à la carte soit respectée. « C’est mon choix, respecte-le et fiche-moi la paix. »
Bref, nous trouvons une posture dans l’existence plus ou moins confortable et nous ne la quittons plus. Nous aimons nos habitudes que nous finissons par confondre avec la vérité. Certes, elles posent un certain nombre de problèmes, mais nous les avons adoptées, nous nous y sommes accommodées, aucune raison d’en changer.
Nous nous défendons contre toute intrusion. Arrivés à la fin de nos jours, nous n’aurons jamais rencontré l’autre nous n’aurons fait que nous en protéger.
DIALECTIQUE
Tant que nous en restons là, nous nous enfermons dans une sorte d’immédiateté aussi confortable que creuse. La connaissance que nous avons de nous-mêmes se limite à celle que nous aurions d’une coquille vide, elle est toute en surface et extériorité. Nous pouvons toujours étaler notre savoir, exposer nos convictions, décliner notre généalogie, clamer notre fonction, notre rang social, nous ne savons rien de nous-mêmes et n’en sachant rien, nous n’avons pas la possibilité de faire quelque chose de ce que nous sommes.
L’éviction de l’autre (et cela y compris sous le masque du respect et de la bienveillance) ne conduit qu’à une liberté vide de sens, à une fausse affirmation de soi. Comment pourrions-nous nous affirmer si nous ne savons pas qui nous sommes ? Or pour le savoir, nous avons besoin de la reconnaissance, du jugement, des limites que l’autre nous impose. Hegel l’a montré dans sa fameuse dialectique dans laquelle il est question de lutte pour la reconnaissance : nous avons besoin de l’autre pour nous examiner et pour advenir à nous-mêmes.
Tant que nous sommes avec nous-mêmes, nous nous laissons happer par les plaisirs immédiats que procurent les sensations de notre corps. Mais l’autre par le regard qu’il porte sur nous, nous contraint à nous regarder nous-mêmes à nous élever à un stade où nous ne nous contentons plus d’être tout entier à ce que nous faisons et ressentons, mais où nous regardons faire et où nous nous observons en train de ressentir. L’autre contribue à nous décentrer. En effet, il nous perçoit de la même manière qu’il perçoit les objets qui l’entourent. Nous pouvons comprendre qu’il existe un point de vue extérieur sur nous, que nous sommes une chose du monde parmi d’autres choses du monde, que cette chose, il est possible de la voir du dehors et pas seulement de la vivre du dedans comme nous en avons l’habitude. L’autre nous permet une forme d’objectivation. Il nous qualifie, nous chosifie.
Avec lui, et si nous voulons tenter de saisir le point de vue qu’il a sur nous, il nous faut en quelque sorte mourir à ce que nous ressentons de façon immédiate, singulière et indéfinissable pour nous observer. Nous devenons capables de recul sur nous-mêmes. Nous voici frappés, pour le pire et pour le meilleur, du sceau de l’extériorité. Pour le pire car aucune image, aucun mot, aucun jugement, aucune catégorie toujours trop généraux ne pourront jamais contenir la vérité de l’être singulier que nous sommes, mais aussi pour le meilleur, car une image, un mot, un jugement, une catégorie peuvent approcher la vérité de l’être singulier que nous sommes, lui donner un peu plus de clarté.
Comme le développe Hegel, la dialectique est un processus qui consiste à passer d’une étape à une autre sans toutefois que l’étape qui suit nie totalement celle qu’elle dépasse. Par exemple, la rose épanouie n’est pas la négation du bouton de rose, elle en constitue le dépassement. De même dans notre existence nous commençons par être tout entier pris par nos sensations singulières -c’est le cas du bébé qui tête et qui dort- puis nous nous tournons vers l’action dans le monde avant de revenir à nous-mêmes enrichit de ce que cette action nous aura apporté. L’être singulier que nous sommes n’a pas disparu avec le bébé que nous étions mais il se déploie désormais intérieurement marqué par l’extériorité du langage. Il prend conscience de lui à travers les mots qui sont les mots de tous et qu’il s’approprie pour revenir à lui-même, pour mieux se connaitre lui-même.
Mais cette prise de conscience de soi ne peut se faire sans s’engager dans un rapport d’affrontement à l’autre, ce que Hegel nomme la lutte pour la reconnaissance.
Mon objectif n’est pas dans ces lignes de proposer un commentaire de ce texte ardu de la Phénoménologie de l’esprit dans lequel Hegel développe la fameuse dialectique du Maitre et de l’esclave (ou du maitre et du serviteur selon la traduction). Je souhaite plutôt montrer la façon dont la pratique philosophique peut se nourrir de cette puissante analyse qu’on peut lire dans la Phénoménologie de l’esprit.
RENCONTRE
« Rencontre » voilà résumé en un mot ce que signifie pour moi la pratique philosophique.
Tentons de redonner de la substance à ce concept, car il est devenu creux à force d’être utilisé.
La rencontre suppose l’altérité c’est-à-dire l’existence d’au moins deux êtres distincts. Quand il n’y a pas de rencontre, nous sommes au contraire dans une forme de solipsisme ou rien d’extérieur à soi n’existe.
La rencontre implique un contact et des échanges entre ces deux êtres distincts. Cela produit une modification de chacun d’eux qui peut être négative ou positive, destructrice ou constructive. Certes, il est possible de faire de mauvaises rencontres qui nous conduiront à la mort, car elles modifieront notre organisme au point de le détruire (c’est sans doute la raison pour laquelle la rencontre peut paraître très inquiétante), mais il est possible aussi de faire de bonnes rencontres qui nous permettront de grandir et de nous développer avant que la mort ne prenne finalement le dessus.
Nous sommes soumis à un choix : nous aventurer et nous confronter à ce qui est autre au risque de mourir brutalement, mais avec la possibilité de nous développer (c’est-à-dire devenir ce que nous sommes) ou bien nous barricader pour préserver notre vie quelque temps avant que ce grand autre qu’est la mort ne vienne finalement nous anéantir.
Et ce choix se présente à chaque instant que nous vivons en fonction des situations où nous nous trouvons. À chaque instant se pose la question : faut-il que je préserve mon être au risque de l’asphyxier à petit feu ou bien que j’accepte de le mettre en danger au risque de le faire brutalement périr ?
En général nous autres humains, optons pour la première option, c’est d’ailleurs le choix que fait l’esclave dans cette fameuse dialectique de Hegel, tandis que le maître choisit de jouer sa vie en ne cessant pas le combat. Le maître n’a pas craint de mourir et la lutte qu’il a engagée contre l’autre en choisissant la confrontation est aussi une lutte contre lui-même. En s’affrontant à l’autre, c’est lui comme être spirituel capable de surmonter son attachement animal à la vie qu’il rencontre. Par ce combat avec l’autre, il se fait vraiment humain, capable d’affronter la mort.
UN RAPPORT AGONISTIQUE À AUTRUI
La pratique philosophique nous invite à un rapport agonistique à autrui. Rapport agonistique qu’est-ce que cela veut dire ? Pourquoi employer ce terme pour s’intéresser au rapport à l’autre ? Et quel lien avec la pratique philosophique ?
Le terme « agon », vient du grec ancien. Y faire référence me semble intéressant, non parce que cela se fait en philosophie avec généralement l’intention à la fois d’impressionner et de rassurer son auditoire en lui montrant qu’il affaire à quelqu’un de cultivé, mais parce que ce terme nous renvoie à une autre culture. Une culture dont nous sommes issus et qui pourtant diffère de la nôtre.
En grec ancien « agon » fait référence à l’art des athlètes dans la lutte et la compétition. Termes qui sont devenus pour nous des repoussoirs, à bannir de notre vocabulaire, car ils désignent des attitudes estimées condamnables. Beaucoup d’entre nous entrent en lutte ou en compétition dans le cadre de leurs études, de leur travail, de leurs amours mêmes, mais il ne faut surtout pas l’avouer. Il faut plutôt prôner comme un Christophe André ou un Mathieu Ricard la paix, la méditation, le respect, termes qu’on oppose généralement aux précédents.
Pourtant chez les Grecs ce terme d’ « agon » était au contraire valorisé. Ainsi dans les activités physiques et sportives, les athlètes pratiquaient-ils l’« agon » en s’affrontant. Mais on trouvait également cet esprit agonistique dans le théâtre qui mettait en scène les « protagonistes » et les « antagonistes ». L’« agon » pouvait aussi se dérouler entre un acteur et le choeur opposant leurs points de vue et cela a pu conduire au développement de dialogues dialectiques comme on en trouve chez Platon. Le terme d'« angoisse » qui désigne une forme de combat contre soi-même et celui d'« agonie » combat contre la mort, proviennent également de cette racine grecque.
Le concept d’ « agon » à la fois positif et négatif permet donc de penser une tension entre des contraires.
La pratique philosophique telle qu’elle se développe dans un atelier ou dans une consultation implique le dialogue, la confrontation dialectique des points de vue. En cela, elle propose une forme de rencontre agonistique avec l’autre et avec soi-même. L’« agon » est le moteur de la rencontre et de la dialectique qu’elle produit. En effet je ne rencontre pas l’autre pas plus que je ne l’écoute si je me contente de le côtoyer, de le laisser dire poliment ou même de l’observer. À un moment donné, si je veux le rencontrer, si je souhaite que nous élaborions ensemble une réflexion, il faut que je m’engage dans la relation. Et cela implique de ne pas se contenter de propos de surface. Il s’agit alors d’être attentif à ce que l’autre dit, au besoin de répéter ce qu’il vient de dire pour s’assurer d’une bonne compréhension, ou de lui demander d’être plus concis pour être plus clair si l’on ne comprend pas ce qu’il dit. Ne pas hésiter non plus à lui demander éclaircissement si l’on repère une contradiction dans ses propos ou entre ses propos et ce qu'il montre. Pour aller plus loin encore, on peut lui poser des questions qui le conduiront à préciser, éclaircir sa réflexion. La plupart du temps cet intérêt porté à l’autre suscite inquiétude et méfiance. Nous n’avons pas l’habitude qu’on s’intéresse réellement à ce que nous pensons, rapidement nous nous croyons en danger. Si quelqu’un souligne une contradiction nous nous sentons accusés, nous sommes poussés à observer une facette de nous-mêmes que nous ne supportons pas. Certes ce n'est pas agréable d'être confrontés à des part plus sombres de nous-mêmes mais cela n'a rien de dramatique pour autant. Qui n'est jamais contradictoire, confus, menteur, bêtement entêté ou influençable ?
Celui qui s’engage dans une rencontre authentique devra se préparer à faire face à toutes sortes de résistances et de parades plus ou moins agressives. Il se mettra donc lui-même à l’épreuve sans se contenter du confort de la théorie, confort que je suis en train de vivre alors que j’écris ces lignes et que vous êtes en train de vivre si vous les lisez, confort qui certes n’exclut pas un effort difficile de concentration mais qui se dispense d’un rapport à l’autre vécu, ici maintenant, dans le moment de la rencontre. Une chose est de théoriser le rapport à l’autre, une autre est de le vivre dans les ateliers, la consultation philo ou dans la vie courante.
Mais confortablement installée auprès du poêle à bois qui ronronne tandis qu’au-dehors les flocons de neige tourbillonnent, je vais continuer à réfléchir et à écrire sur le rapport agonistique à l’autre, de le conscientiser avec le plus de clarté possible, ce qui donnera une base plus solide encore aux prochains ateliers et consultations philosophiques que je ferai. Base théorique dont je sais toutefois qu’elle sera loin d’être suffisante lorsque je rentrerai dans un rapport agonistique et dialectique à autrui.
SE METTRE À L’ÉPREUVE DANS LA RELATION À L’AUTRE
Rencontrer l’autre, l’écouter, lui apporter la contradiction pour provoquer la pensée, implique de s’engager dans une forme de combat, de corps à corps dans lequel nécessairement il y aura de la résistance de part et d’autre.
Résistance, car l’esprit humain se contente généralement de pensées superficielles qui lui paraissent tellement évidentes et qu’il n’a pas idée de les questionner. Par exemple dernièrement j’ai animé un atelier avec de jeunes étudiants qui se préparent à devenir aides-soignants ou infirmiers. Je les ai invités à questionner la raison pour laquelle la plupart d’entre eux s’adressent comme à des bébés aux personnes âgées avec lesquelles ils travaillent lors de leurs stages en EHPAD. Une telle façon de faire leur paraissait évidente, normale et gentille, car lorsqu’on parle ainsi on prend un ton doux et aimable en apparence. Après réflexion, ces étudiants se sont rendu compte qu’en réalité c’est une attitude condescendante, une façon de se sentir supérieur en infantilisant l’autre, de se rassurer en niant l’inquiétante réalité de la vieillesse, une façon de s’approcher d’autrui en niant ce qu’il est : une personne âgée et non un bébé. Mais penser cela n’a pas été chose facile et pour conduire ces jeunes étudiants à prendre du recul avec leurs propres attitudes, il a fallu lever divers obstacles : paresse de réfléchir sur une façon de faire qui paraît évidente, difficulté à y reconnaître du problématique, du négatif, difficulté d’envisager une remise en question et un changement de comportement.
Donc s’engager dans une démarche dialectique implique d’accepter la résistance de l’autre, de travailler avec cette résistance, ce masque et ce refus qu’il présente pour se protéger, pour ne pas penser. Et c’est à nos propres résistances que cela renvoie également. Car je résiste moi aussi à celui qui résiste, son refus souvent m’impatiente voire m’irrite ou m’inquiète.
Reprenons l’exemple du travail avec ces étudiants quand je leur ai posé la question, ils ont commencé à me regarder en haussant les épaules. Pourquoi « se prendre la tête » sur des choses aussi évidentes. « Et puis se questionner sur la façon dont on parle aux personnes, on n’a quand même pas que ça à faire quand il y a beaucoup de travail » ont-ils protesté. Il a donc fallu que je combatte à ce moment là contre moi-même pour ne pas céder aux attitudes de rejet que pouvait m’inspirer leur rejet. Céder à mon ressenti aurait pu se traduire par de l’agacement voire du mépris face au refus de penser.
Rencontrer l’autre en l’incitant à penser c’est s’engager dans un rapport qui demande du travail, de la patience : celle de s’affronter à l’autre, à soi-même, au refus, à ses propres maladresses, c’est prendre le risque de ne pas être reconnu par l’autre. Mais c’est tout de même chercher cette reconnaissance. Non pas la reconnaissance officielle de celui qui en impose par ses titres, comme cela se produit lorsqu’on à affaire à un professeur reconnu qui déroule une conférence et impressionne son public, non il s’agit là d’une reconnaissance qui s’obtient au coeur de la lutte, au coeur de la pensée en mouvement. Chacun reconnait chez l’autre sa capacité à penser par lui-même, sa capacité à être libre et pour cela il le pousse à réfléchir, s’engage, l’engage sans différer, tout de suite, maintenant.
Cette lutte est un arrachement à soi, il s’agit de sortir du confortable solipsisme. Elle nous révèle l’autre, elle nous révèle à l’autre, elle nous révèle à nous-mêmes. Pour que cette "révélation" soit possible, il faut passer par la négation de soi en tant qu’être obéissant à ses pulsions, en tant qu’être se reconnaissent dans une image de soi idéale, mais creuse, à sa volonté envahissante de toute puissance où nulle place n’est faite à l’altérité. C’est-à-dire qu’on passe par l’expérience de mourir à soi-même autant qu’on invite l’autre à le faire, mais pour renaitre avec ce que l'on était plus ce dont on s'est enrichi. Un devenir soi où l’on reste soi tout en s’étant transformé comme le bouton d’une plante devient fleur puis fruit.
ATELIERS AVEC DES JEUNES D’UN CENTRE ÉDUCATIF
Lors du premier atelier j’ai proposé de réfléchir à partir d’un conte zen dans lequel, il est question d’un moine et d’un samouraï.
Voici un résumé de cette histoire qui n’est pas sans rapport avec la dialectique du maitre et de l’esclave de Hegel dont j’ai parlé plus haut.
Dans l’histoire deux personnages rentrent en conflit : un samouraï qui veut se battre et un jeune moine pacifique, mais forcé de rentrer dans la lutte. Le samouraï qui paraît fort au début montre en réalité sa faiblesse, car il est soumis à ses passions tandis que le moine qui paraît faible (il ne connait pas les techniques du combat) est fort en réalité, car il est capable d’accepter qu’il puisse perdre. Le moine accepte l’idée de mourir. Il lui importe davantage de tenir sa parole c’est-à-dire d’être fidèle à son être spirituel que de rester en vie. Cette capacité à se placer au-dessus de sa condition animale impressionne le samouraï qui reconnaît cette force chez son adversaire. Le samouraï finalement renonce à se battre, pour advenir lui aussi à cette partie spirituelle de lui-même.
Lorsque j’ai lu ce conte, les 8 jeunes participants à l’atelier n’ont d’abord pas manifesté beaucoup d’intérêt, regardant ailleurs, s’agitant sur leur chaise, ou arborant un sourire narquois. Mais la pratique philosophie consiste à engager la subjectivité de chacun quitte à bousculer et donc à mieux prendre conscience de soi. Il s’agit donc non seulement de comprendre un texte, mais de se regarder réagir à partir d’un texte. Pourquoi ne s’y intéresse-t-on pas ? Pourquoi au contraire va-t-on s’identifier aux personnages sans prendre distance ? Pourquoi se précipite-t-on pour le juger ?
Noé s’est mis à soupirer en manifestant un profond ennui. Pas plus que lui Amin n’a répondu à une question que je posais à propos du texte que je venais de lire. Ce dernier a commencé à parler d’autre chose disant qu’il était très content de participer à un atelier philo, car il n’avait jamais eu l’occasion de pratiquer cette discipline, mais qu'il avait le goût de la réflexion. Il a manifesté avec un enthousiasme quelque peu exagéré, le plaisir qu’il avait que je sois là. Mais j’ai conduit Amin à remarquer qu’il jouait le séducteur beau parleur plutôt que de s’interroger sur le texte comme je venais de lui proposer. Ensuite Marvin à l’inverse d’Amin, s’est mis à s’intéresser au texte, mais en pinaillant sur des termes, je l’ai invité à regarder ce que produit sa façon de chipoter sur les mots. Il refuse sans cesse les mots des autres leur reprochant leur manque de rigueur, mais il rend de la sorte la discussion impossible.
La démarche de l’atelier de pratique philosophique est confrontante, car elle nous oblige à nous regarder nous-mêmes ce que nous n’apprécions généralement pas. Amin et Marvin ont été surpris de la méthode employée, mais ils ont compris rapidement son intérêt et ont accepté de se plier à la règle du questionnement.
Cela n’a pas été le cas de Zacharie. Au bout de 20 minutes environ d’atelier, je me suis mise à questionner ce jeune homme qui était resté en retrait jusque là et n’avait rien dit. Je lui ai demandé si notre discussion l’intéressait, il a alors répondu un oui du bout des lèvres tout en prenant une attitude renfrognée. Je lui ai fait prendre conscience en l’imitant de cette attitude non verbale qui signifiait le contraire de ce qu’il disait. Zacharie a alors commencé à s’impliquer (c’était le but recherché), mais sans savoir doser. Il s’est mis à me jeter des regards sombres et à prendre un air fâché. Je l’ai invité à nouveau à regarder cela chez lui, observant que lorsque l’on fait attention à lui alors il se met en colère. Mais Zacharie s’est renfermé un peu plus. Lorsque Thibaut a remarqué en riant que Zacharie ressemblait au samouraï de l’histoire, ce dernier est rentré dans une colère incontrôlée. Tandis que Zacharie menaçait Thibaut de lui casser la figure et qu’il lui délivrait une bordée d’insultes, tandis que les autres s’efforçaient de le contenir, j’ai parlé avec Thibault qui commençait à bouillonner lui aussi lui racontant une autre histoire de Samouraï. Celle d’un homme capable de ressentir la paix en lui-même en apprenant à ne pas réagir à des provocations. Zacharie toujours en colère a quitté la pièce, abandonnant l’atelier. Après ce moment de vive tension, le calme est revenu avec les autres participants et la séance a pu continuer.
La fois suivante, en arrivant j’ai croisé Thibaut dans le couloir, il m’a demandé de lui raconter à nouveau la deuxième histoire du samouraï, me disant qu’elle lui avait fait du bien et qu’il se souvenait avoir ressenti un grand calme en l’écoutant.
Nous avons ensuite commencé l’atelier en réfléchissant à la question : pourquoi craignons-nous le jugement des autres?
L’exercice consistant à prendre le temps de la réflexion sans se précipiter comme cela arrive généralement. Il s’agit donc pour l’animateur philosophe de tenir des règles strictes dans la prise de parole, règles ayant pour but de ralentir le débit pour donner le temps à la réflexion d’émerger, il s’agit de produire une forme de « lenteur active ». Mais ces règles sont généralement mal perçues, car elles frustrent le désir de parler et de s’exprimer valorisé dans les groupes de parole et plus généralement dans notre société.
Zacharie qui, comme la fois précédente, n’avait toujours rien dit au bout de 20 minutes s’est mis à interrompre la discussion en disant que je me prenais pour quelqu’un de supérieur. J’ai dû alors le dérouter puisque plutôt que de m’en défendre, je lui ai dit qu’il avait probablement raison, que ce n’était pas la première fois qu’on me le disait. J’ai demandé aux autres ce qu’ils en pensaient. Certains ont dit qu’en effet j’avais peut-être un problème avec un complexe de supériorité, mais d’autres ont dit que ce n’était pas le cas, que mon rôle était de maintenir des règles strictes afin de faire émerger la réflexion. J’ai alors proposé à Zacharie de faire comme il le souhaitait, de laisser les participants parler comme bon leur semblait. Mais au bout d’une dizaine de minutes, cela s’est avéré peu concluant, car les participants ne s’écoutaient pas se contentant de juxtaposer leurs monologues. Le groupe semblait dans une impasse.
J’ai alors proposé de reprendre le travail pour lequel je leur ai dit que j’étais payée. Zacharie s’est alors insurgé : « c’est donc pour l’argent que vous venez ici ! ». J’ai alors feint une colère dans le but d’être prise au sérieux. J’ai expliqué ma situation : depuis que j’ai choisi de ne plus enseigner au lycée, je gagne moitié moins, mais pour un travail qui m’intéresse beaucoup plus, comme venir rencontrer des personnes comme lui. Par conséquent son accusation de cupidité était des plus déplacées.
Après ma colère feinte, Zacharie s’est mis alors à changer d’attitude, participant de façon beaucoup plus posée et constructive. Probablement a-t-il eu besoin de se confronter à une limite tout en comprenant qu’à l’intérieur de cette limite on pouvait prêter attention à ce qu’il pensait.
Nous avons alors pu noter divers arguments qui répondaient à la question écrite sur le tableau. Cela a permis de poser la réflexion et d’éprouver le plaisir qu’il y a à examiner tranquillement des idées.
À la fin de la séance Zacharie est venu me serrer la main ce qu'il avait refusé de faire en arrivant.