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QU'EST-CE QUI PERMET LE DIALOGUE ?


image, Gilbert Garcin

DIALECTIQUE ET PRATIQUE PHILOSOPHIQUE

Dans cet article, je propose une réflexion théorique sur la pratique philosophique. Cette dernière comporte une dimension intemporelle (elle trouve son origine dans les dialogues socratiques et de façon plus générale dans la philosophie antique), mais elle se déroule aussi aujourd’hui dans un contexte : celui de la mondialisation. Je montre comment cette pratique peut confronter la culture occidentale (et ceux qui en sont porteurs) à ses propres limites.

Qu’est-ce que dialoguer ? Qu’est-ce que penser avec l’autre ? Dans quelle mesure cela est-il compatible avec l’individualisme ?

L’article comporte une partie théorique mais aussi des exemples pratiques d’ateliers avec des étudiants qui veulent devenir aides-soignants ou infirmiers. À la fin, je décris le déroulement d’un atelier avec de jeunes garçons dans un centre éducatif.

LA SOCIÉTÉ OCCIDENTALE, LA VALEUR DE L’INDIVIDU ET SES LIMITES

« Rencontrer l’autre », voilà une idée bien à la mode. Mais la plupart du temps, nous nous en tenons à cette formule clinquante ; dans la réalité, nous déployons au contraire beaucoup d’énergie pour éviter les autres. Nous inventons pour cela toutes sortes de stratagèmes. Nous pouvons ainsi côtoyer les autres en famille, sur les réseaux sociaux, dans les soirées, sur les plages, dans les manifestations, sur les réseaux sociaux, dans le métro et même dans les cafés philo, tout en parvenant à ne pas les rencontrer, à ne pas nous intéresser à eux, ni à ce qu’ils pensent et à ne pas les laisser s’intéresser à nous ou à ce que nous pensons.

L’empathie, la bienveillance, l’écoute tant prônées dans les formules qui défilent sur fond d’écran coloré, entourées de petits coeurs et gratifiées de pouces en l’air sur les réseaux sociaux apparaissent comme de merveilleux moyens de se donner bonne conscience.

Respectons l’autre dans sa différence, mais surtout tenons-nous à bonne distance de lui pour qu’il nous fiche la paix. La tranquillité que nous obtenons ainsi nous donne l’illusion d’être libres et autonomes, car nous faisons à peu près ce que nous voulons (ou nous avons tout du moins l’impression de le faire) sans avoir de compte à rendre à personne.

La société occidentale s’est construite à partir de la place centrale accordée à l’individu. Autonome, il est libre de ses choix, de ses opinions, de son orientation sexuelle, de son mode de vie.

Cette valeur de l’autonomie individuelle a du sens, elle permet à chacun de s’accomplir, elle lui donne la chance de réaliser ce qu’il est. Cette valeur, incarnée aujourd’hui par bon nombre d’occidentaux a fait ses preuves, il ne serait pas concevable de revenir à des temps plus anciens où la place de l’individu n’était pas si centrale. Que diraient les femmes ou les homosexuels, par exemple, s’il fallait revenir à ces périodes de l’histoire où leur autonomie et leur différence n’étaient pas acceptées ?

Cependant l’esprit humain est naturellement peu enclin à la remise en question. Quand il trouve quelque chose juste, il n’en démord pas, il s’accroche, il croit détenir la vérité. Mais alors ce qu’il porte ainsi au pinacle : principes, valeurs, idées, se transforme en une pâle et superficielle caricature, un cliché éculé balloté de-ci de-là sur les réseaux sociaux sur un fond d’image colorée.

Spontanément, nous n’aimons pas regarder les zones d’ombre. Nous ne sommes pas prêts à considérer les limites ou les problèmes de ce qui nous semble juste et vrai et cela peut-être d’autant plus que nous vivons dans une époque et une société occidentale où l’on nous somme, à coup de développement personnel et autre lumineuse publicité, de construire notre bonheur et de positiver.

Or ne pas fuir devant le négatif, ne pas le nier, mais le reconnaître, le dévoiler, accepter la part sombre me semble constituer une des tâches fondamentales du philosophe.

Tentons donc dans ces lignes de dévoiler ce négatif et de lui trouver une place.

DERRIÈRE LE MASQUE DE LA BIENVEILLANCE

Sous ses dehors ouverts et altruistes, celui qui prône le respect et l’ouverture cherche la plupart du temps à se préserver des autres. Son attitude dissimule en réalité de la méfiance et une fermeture bien verrouillée.

Voulez-vous des preuves de ce que j’avance ici ? Eh bien, tentez une petite expérience. Quand vous rencontrez une de ces personnes qui prônent la bienveillance et le respect d’autrui, soyez attentifs à ce qu’elle dit. Questionnez-la pour comprendre ce qu’elle entend par respect ou par bienveillance. Par exemple, demandez-lui quelle différence elle établit entre ces deux concepts, ou bien pense-t-elle que questionner quelqu’un c’est le respecter ou être bienveillant avec lui. Ou posez-lui toute autre question qui vous permettra de mieux comprendre comment cette personne pense. Si elle ne répond pas à votre question, faites-le lui remarquer et demandez-lui si elle peut y répondre. Dans 90% des cas, cette personne s’impatientera et vous enverra promener avec plus ou moins de politesse. Elle pourra vous dire par exemple que la réponse est évidente ou qu’elle réfléchira à votre question, mais que pour l’instant elle n’a pas le temps, elle pourra botter en touche avec humour, ou elle pourra encore devenir franchement agressive (surtout si cela se passe sur les réseaux sociaux). Vous comprendrez vite alors que le respect et la bienveillance qu’elle prône ne forment qu’un vernis superficiel.

Vous comprendrez aussi qu’elle vit vos questions comme autant d’insupportables intrusions. C’est que pour ce genre de personne, prôner le respect, la bienveillance, l’empathie est une façon de se préserver des autres en se tenant, en les tenant à bonne distance. Brandir ces mots à la mode comme des étendards c’est imposer des pactes de non-agression : je te laisse tranquille en te souriant gentiment pour que tu me laisses tranquille toi aussi. De la sorte, chacun reste chez soi et personne ne rencontre personne quoiqu’on en dise.

L’INDIVIDUALISME CÔTÉ SOMBRE, OU LE REPLI SUR SOI

Voici donc un des versants sombres de l’individualisme occidental. Sous couvert d’autonomie et de liberté, il conduit bien souvent à un infantile repli sur soi dans un espace hermétique, peu accueillant, où personne n’est autorisé à rien venir troubler.

Mais à force d’avoir chassé toute altérité, le risque est grand de finir par s’ennuyer terriblement de sombrer dans la déprime et d’en venir à se consoler à coup d’anxiolytiques.

Si nous optons pour cette forme de rapport à l’autre qui consiste donc en réalité en une façon de l’éviter, nous risquons au bout du compte de nous retrouver enfermés en nous-mêmes. Certes, de cette façon nous sommes en terrain connu, nous avons apprivoisé certaines zones qui nous semblent familières. Nous nous sommes fabriqué une identité que nous revendiquons haut et fort, elle nous plait et nous ne sommes pas prêts à la remettre en question, encore moins à regarder ce qu’elle peut bien dissimuler. Nous allons ainsi proclamant que nous sommes homosexuel, féministe, gilet jaune ou bien hétéro, catho, de droite, ou athée, chasseur et fier de l’être ou encore végane, écolo, anarchiste, etc. Nous revendiquons ainsi quelque identité extérieure qui se distingue d’autres identités et, comme tout le monde, nous réclamons le droit à ce que cette identité à la carte soit respectée. « C’est mon choix, respecte-le et fiche-moi la paix. »

Bref, nous trouvons une posture dans l’existence plus ou moins confortable et nous ne la quittons plus. Nous aimons nos habitudes que nous finissons par confondre avec la vérité. Certes, elles posent un certain nombre de problèmes, mais nous les avons adoptées, nous nous y sommes accommodées, aucune raison d’en changer.

Nous nous défendons contre toute intrusion. Arrivés à la fin de nos jours, nous n’aurons jamais rencontré l’autre nous n’aurons fait que nous en protéger.

DIALECTIQUE

Tant que nous en restons là, nous nous enfermons dans une sorte d’immédiateté aussi confortable que creuse. La connaissance que nous avons de nous-mêmes se limite à celle que nous aurions d’une coquille vide, elle est toute en surface et extériorité. Nous pouvons toujours étaler notre savoir, exposer nos convictions, décliner notre généalogie, clamer notre fonction, notre rang social, nous ne savons rien de nous-mêmes et n’en sachant rien, nous n’avons pas la possibilité de faire quelque chose de ce que nous sommes.

L’éviction de l’autre (et cela y compris sous le masque du respect et de la bienveillance) ne conduit qu’à une liberté vide de sens, à une fausse affirmation de soi. Comment pourrions-nous nous affirmer si nous ne savons pas qui nous sommes ? Or pour le savoir, nous avons besoin de la reconnaissance, du jugement, des limites que l’autre nous impose. Hegel l’a montré dans sa fameuse dialectique dans laquelle il est question de lutte pour la reconnaissance : nous avons besoin de l’autre pour nous examiner et pour advenir à nous-mêmes.

Tant que nous sommes avec nous-mêmes, nous nous laissons happer par les plaisirs immédiats que procurent les sensations de notre corps. Mais l’autre par le regard qu’il porte sur nous, nous contraint à nous regarder nous-mêmes à nous élever à un stade où nous ne nous contentons plus d’être tout entier à ce que nous faisons et ressentons, mais où nous regardons faire et où nous nous observons en train de ressentir. L’autre contribue à nous décentrer. En effet, il nous perçoit de la même manière qu’il perçoit les objets qui l’entourent. Nous pouvons comprendre qu’il existe un point de vue extérieur sur nous, que nous sommes une chose du monde parmi d’autres choses du monde, que cette chose, il est possible de la voir du dehors et pas seulement de la vivre du dedans comme nous en avons l’habitude. L’autre nous permet une forme d’objectivation. Il nous qualifie, nous chosifie.

Avec lui, et si nous voulons tenter de saisir le point de vue qu’il a s