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SORTIR DE LA VICTIMISATION : PENSER, SE LIBÉRER, AGIR

  • Photo du rédacteur: Laurence Bouchet
    Laurence Bouchet
  • il y a 5 jours
  • 8 min de lecture

UNE VIE DIFFICILE ET POURTANT LUCIDE

Je viens de terminer la lecture du manuscrit de mon amie Adja Bio Cécile, elle y parle d’une vie objectivement très difficile. Née il y a trente ans dans un petit village de Côte d’Ivoire, elle a connu la misère, la faim, les coups et une forme d’esclavage domestique alors qu’elle n’avait que 8 ans. Pourtant pas de pathos dans son écrit, pas d’apitoiement, pas de plainte, mais une parole lucide avec une force de vie. Une énergie qui traverse l’adversité sans chercher à la nier, mais sans s’y identifier non plus.

Comment grandit-on face à l’adversité ? Ce pourrait-être la question de son livre, de sa vie. Qu’est-ce qui permet à certains d’en sortir plus forts, tandis que d’autres s’y noient ?

Je remarque par contraste que dans notre société française, occidentale, nous avons vite fait de tomber dans une attitude victimaire. Ce contraste m’interpelle. Comment une telle douleur peut-elle être transformée en force chez Bio, tandis que chez nous, des épreuves bien moindres suffisent souvent à nous figer dans la plainte ?

Nietzsche critiquait déjà la posture victimaire dans l'Europe du XIXe siècle. Elle ne s’est pas atténuée, elle s’est diffusée sur la planète, amplifiée, banalisée.


LE PROBLÈME DE LA POSTURE VICTIMAIRE

Lorsque nous nous victimisons, nous estimons à tort ou à raison que quelqu’un ou un groupe de personnes ou un système nous a fait du mal, mais au lieu de saisir cette situation pour nous questionner, nous nous enfermons dans l’interprétation la plus passive qui nous vient à l’esprit.

Nous pourrions prendre le temps de questionner : Est-ce vraiment un mal ? Est-ce qu’on pourrait le voir autrement ? Est-ce que tout le monde le verrait comme un mal ? Est-ce qu’on pourrait le considérer comme une réalité indifférente voire comme un bien ? Et si malgré tout, on peut considérer qu’il s’agit bien d’un mal, que faire ? Le dénoncer ? S’en plaindre ? En faire une identité ? En rire ? Le combattre ?

Mais il y a une caractéristique de notre époque qui conduit à précipiter le jugement et empêche de se poser ces questions : la victimisation.


LA TENTATION DU RÔLE DE VICTIME

Pourquoi cette grille d’interprétation est-elle si séduisante ? Parce qu’elle nous donne le bon rôle. Si l’autre est le bourreau, c’est que nous sommes du côté du Bien pensons-nous. Il suffit d’avoir souffert pour avoir raison. Plus besoin de penser, plus besoin de douter, plus besoin même d’agir : il suffit de dénoncer.

Cette posture bloque toute transformation. Car pour se transformer, il faut d’abord sortir de la sidération. Or, nous confondons souvent adversité et traumatisme. Ce qui est difficile est aussitôt étiqueté comme “traumatisant” — donc paralysant. Or, qui dit traumatisme dit sidération, et qui dit sidération dit incapacité à penser. Le sujet ne devient plus qu’un réceptacle de douleurs, puits sans fond de blessures. Il ne cherche plus à comprendre, il réagit.

Et la réaction prend souvent deux formes : – soit nous nous effondrons (burn-out, dépression), – soit nous attaquons (revendications agressives, dénonciations moralisantes).

Dans les deux cas, c’est une forme de nihilisme : la négation du réel, tournée contre soi ou contre l’autre.


LE MAINTIEN DE LA VICTIMISATION

Le plus insidieux, c’est que la posture victimaire s’autoalimente. On finit par aimer son rôle de victime avec le capital moral qu’elle procure. Puisque j’ai souffert, je suis du bon côté. L’autre devient l’inhumain, le barbare, l’oppresseur — que je peux à mon tour haïr, déshumaniser, frapper. C’est une logique binaire, manichéenne, paresseuse. Elle ne cherche ni vérité, ni dialogue, ni compréhension : elle cherche à avoir raison.

Il arrive encore que cette dynamique prenne la forme de l’autoflagellation. Au lieu de se placer parmi les “bons”, certains, rongés de culpabilité ou d’auto-dénigrement, se rangent parmi les “méchants”. Il s’agit d’une autre face du même nihilisme impuissant : non plus la glorification victimaire, mais la haine de soi, qui interdit également toute transformation.


QUAND LA DÉNONCIATION NE LIBÈRE PAS

Il ne s’agit pas ici de minimiser la douleur. Oui, des injustices existent. Oui, il faut les dénoncer. Mais si on ne prend pas un temps pour se questionner, la réaction ne conduit qu’à empirer le mal et la dénonciation n’a pas d’effet sur ce que l’on prétend combattre.

Car comme on le constate entre autres sur les réseaux sociaux, la victimisation rend impossible le lien social et la démocratie. Une société qui encourage la victimisation produit une culture de la dénonciation, de la suspicion et de l’accusation immédiate. Les échanges ne visent plus à comprendre, mais à triompher moralement. Le dialogue disparaît. La démocratie, fondée sur la discussion rationnelle entre citoyens libres, devient fragile. On assiste à une fragmentation sociale : chacun défend sa communauté de victimes, rejette l’autre comme complice ou bourreau et le risque c’est que personne ne se sente plus responsable, ni de soi, ni du collectif.


QUE FAIRE DE LA DOULEUR ?

Alors que fait-on du mal vécu ou plutôt du problème observé ? Un mur pour se plaindre ou un tremplin pour penser ? Un argument pour accuser ou une matière pour se transformer ? Une souffrance pour se consoler au sein de sa communauté ou l’occasion de faire vivre le collectif et la démocratie ?

Comme le montre Bio dans son texte, on ne naît pas libre, on apprend à le devenir et c’est un long et beau parcours.


SORTIR DE LA LOGIQUE VICTIMAIRE

Personne n’échappe à la souffrance ou à l’injustice. Un échec, une trahison, un abandon, une humiliation, une accusation infondée, une perte douloureuse… Face à ces blessures, il est naturel d’éprouver de la peine, de la colère, parfois même du désespoir. Mais ce qui fait basculer une expérience difficile dans la posture victimaire, ce n’est pas tant la gravité de ce que l’on a vécu que la manière dont on se laisse enfermer ou dont on se libère.

Sortir de la logique victimaire, c’est donc apprendre à regarder sa souffrance autrement, sans en faire une identité fixe, sans y ancrer obsessionnellement son existence. Ce n’est pas nier ce qu’on a subi, mais refuser de s’y identifier entièrement et comprendre que souffrir ne signifie pas être abîmé à jamais, cela ne donne pas non plus automatiquement raison.

Ce que j’écris là correspond à une démarche exigeante. Personne n’est à l’abri d’un effondrement, d’un moment de repli ou de colère. Sortir de la victimisation n’est pas une posture qu’on adopte une fois pour toutes, mais un effort quotidien. Ce n’est pas un chemin facile, mais un cap : celui de ne pas se laisser définir par ce qu’on a subi.


LA DÉMARCHE SPINOZISTE : VOIR LES CAUSES PLUTÔT QUE NOURRIR LE RESSENTIMENT

Spinoza offre une voie intéressante pour sortir de la haine et du ressentiment. Selon lui, rien n’arrive par hasard : tout découle nécessairement de la nature des choses. Si quelqu’un me blesse, c’est parce qu’il agit sous l’effet de ses propres conflits intérieurs, de ses peurs, de ses conditionnements ou de son ignorance.

Au moment où il agit, il obéit à une certaine logique, tout comme une tuile qui tombe d’un toit suit la loi de la gravité. On peut souffrir de ce qui arrive, comme on est blessé par la chute d’un objet — mais rien ne nous oblige à y ajouter la colère impuissante, le ressentiment ou la vengeance. Il arrive qu’on soit victime mais rien n’oblige à se victimiser.

Si l’on cherche à comprendre les causes de ce qui nous arrive, si l’on replace l’événement dans une chaîne de causalité, on sort du registre moralisant pour entrer dans celui de la lucidité. On arrête de croire que le monde est contre nous. Le monde suit la loi de la nécessité, ni plus ni moins. Et personne ne peut faire autrement qu'il fait au moment où il le fait, étant donné son histoire, ses conditionnements, ses limites.

Cela libère, car alors, on ne fait plus dépendre sa paix intérieure de ce que les autres font ou ne font pas, disent ou ne disent pas.

Bien sûr il vaut mieux agir pour se protéger, comme on évite de marcher sous un toit dangereux ou qu’on porte un casque pour se prémunir d'un choc. Mais cela n’implique pas de haïr : cela suppose de comprendre.

La réalité n’est pas injuste, elle est. Et mieux vaut apprendre à y vivre avec lucidité, cela donne davantage de liberté et de pouvoir.


LA FORCE VIENT DE L’INTÉRIEUR

Celui qui cultive une pensée libre, critique, capable de nuance, possède déjà un terrain solide pour résister à la tentation de la victimisation. Il a appris à chercher des causes plutôt que des coupables, à interroger les faits avant de juger les intentions, à douter aussi de ses propres certitudes.

Il sait que si l’on reste prisonnier de ce qu’on a subi, c’est souvent parce qu’on manque de recul, de perspective et de confiance en soi. Or, celui qui cultive un amour véritable de soi — non pas une vanité fragile, mais une estime de sa propre valeur — n’a pas besoin de construire son identité sur celle de la victime. Il n’a pas besoin de reconnaissance extérieure pour exister, car il a construit son intériorité.


PRÉFÉRER LA RAISON AU PATHOS : LA DÉMARCHE SOCRATIQUE

Dans L'Apologie , Socrate est condamné à mort sur de fausses accusations. Pourtant, il ne se place pas en victime. Il ne joue pas sur les émotions, ne cherche pas à manipuler la compassion du jury en faisant venir sa femme et ses enfants. Il assume pleinement ce qu’il est, jusqu’à accepter la condamnation sans dramatisation, il en comprend la logique, même s’il la juge réduite.

Ce qui produit la victimisation est souvent lié à la domination des émotions : nous souffrons, et nous voulons que les autres partagent cette souffrance. Nous espérons que leur culpabilité ou leur pitié viendra soulager la peine que nous éprouvons. Mais ainsi, nous remettons notre bien-être entre les mains d’autrui.

Socrate, choisit la raison, le dialogue, l’examen de soi. Il pose des questions : « Ai-je vraiment corrompu la jeunesse ? Ai-je vraiment été impie ? » En cherchant la vérité, il constate qu’il n’a rien à se reprocher. Alors, il peut regarder la mort en face, non comme une injustice insupportable, mais comme une donnée du réel qu’il accepte librement.

Ce qui empêche Socrate de basculer dans la victimisation, c’est sa confiance en la raison, en la vérité, en l’autonomie intérieure. Il ne cherche pas à être consolé par la compassion ou à se rassurer en accusant. Il assume sa propre existence et sa mission de philosopher. Il ne cherche pas à montrer à toute force qu’il a raison, mais il continue à penser, à chercher, à dialoguer.


AGIR COLLECTIVEMENT

Sortir de la victimisation, ce n’est pas seulement se libérer soi-même, c’est aussi agir pour les autres. D’une certaine façon c’est aussi ce qu’a fait Socrate en montrant une voie pour l’humanité.

Il s’agit de transformer son expérience souffrante en force capable de servir une cause commune. On peut penser aussi à Louise Michel, figure du féminisme et de la Commune de Paris. Victime de la répression, exilée, déportée, elle a transformé sa souffrance en combat politique, en engagement pour la justice sociale et l’égalité.

Son exemple montre qu’on peut sortir de la logique victimaire non pas en s’isolant, mais en se tournant vers autrui, en défendant des idéaux plus grands que soi.


CULTIVER DES RESSOURCES INTÉRIEURES

Tout cela suppose bien sûr de disposer de certaines ressources intérieures. Celles-ci peuvent être cultivées :

  • La gratitude : savoir voir ce qui va bien, ce qu’on possède, ce qu’on peut encore faire. Car quand quelque chose nous fait mal ce n’est pas tout qui va mal.

  • L’éducation à la résilience : apprendre aux enfants, dès le plus jeune âge, à traverser les difficultés sans les transformer en traumatismes indépassables.

  • Le retour à la parole vraie : dire sa douleur sans en faire une identité, sans dramatiser ni manipuler.

  • Les activités exigeantes : sport, art, écriture… qui montrent qu’on peut agir malgré la douleur.

  • Porter un idéal : projet artistique, engagement social, recherche spirituelle… tout ce qui donne un horizon, un but, une direction.

 
 
 

1 則留言


Antoine
il y a 5 jours

Merci Laurence pour ces pertinentes explications et argumrr et notations. Les sociétés occidentales développent de plus en plus de comportements de victimisation et tu donnes de bonnes pistes pour en sortir. J'y rajouterais la nécessité de retrouver du courage car c'est ce qui manque le plus .

Bien à toi.

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