PHILOSOPHER DANS LA RUE
- Laurence Bouchet

- il y a 1 jour
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Philosopher dans la rue : une école de pensée et d'humilité
Aller dialoguer dans la rue, c'est une drôle d'expérience. On ne vend rien, on ne promet rien. On s'adresse à quelqu'un juste pour parler, sans raison particulière, sans idée à défendre.
Ce mardi d'octobre, nous étions trois — Céline, Stéphane et moi — installés au Champ de Mars pour philosopher avec les passants. J'aime ces moments où la pensée quitte les livres et les salles fermées pour rejoindre la rue, se mêler à la vie et à la diversité des voix.
L'épreuve du rejet
Alors que nous les interpellions, beaucoup passaient sans un mot, pressés, détournant le regard, absorbés par leurs trajets. Certains faisaient semblant de ne pas entendre.
C'est instructif, parce que c'est une mise à l'épreuve — d'abord celle du rejet. On découvre très concrètement qu'on n'est pas indispensable. Que la plupart des gens ont mieux à faire que de s'arrêter pour penser avec vous. Et c'est très bien comme ça.
On le sait, en théorie, que l'immense majorité des humains nous ignore. Mais le vivre, c'est autre chose. On apprend qu'être rejeté — grande angoisse pour beaucoup — ce n'est pas si grave. On peut être ignoré sans en mourir. C'est une petite leçon de finitude, vécue sur le trottoir.
Affronter la peur du ridicule
Et puis il y a la peur du ridicule. Sortir du cadre, parler à des inconnus, ça crée un décalage. Mais affronter cette peur, c'est déjà se libérer.
On raconte que Diogène demandait à ses disciples de se promener dans la rue avec un hareng au bout d'une ficelle. Pour entrer dans son école, il ne s'agissait pas de savoir beaucoup, mais d'oser être vu autrement. Car la peur du ridicule nous enferme. Philosopher dans la rue, c'est apprendre à ne plus craindre le regard des autres — et même à l'oublier. Ce qui compte, c'est le dialogue. Et c'est aussi inviter l'autre à dépasser cette même peur, celle qui le retient souvent plus que le manque de temps.
Quand l'espace du dialogue s'ouvre
Mais d'autres se sont arrêtés, intrigués. Et alors, malgré nos différences d'âge, d'origine ou de parcours — un jeune homme de 21 ans venu d'Aix-en-Provence, deux Parisiens, un Italien, des Kabyles, un couple d'Américains, un autre d'Ukrainiens —, un espace commun se formait : celui du dialogue.
Avec un jeune aide-soignant, nous nous sommes interrogés sur le sens de la vie. Le sens vient-il d'en haut, d'un Dieu qui nous aurait confié une mission, ou bien est-il à construire à travers nos choix ? Peut-être qu'il n'y a pas de réponse absolue à cette question, mais au moins nous pouvons œuvrer à grandir intérieurement et à donner le meilleur de nous-même. De ce jeune homme qui prend soin des malades, nous avons retenu cette phrase : « Il faut penser ce qu'on fait. »
Un autre passant que nous avons interpellé disait ne pas se poser de questions. Nous avons alors questionné "ce ne pas questionner". Que devient une existence qui se contente du métro-boulot-dodo ? Comme le montre Camus dans La Peste, on risque de laisser le mal s'étendre sans même le voir, ou de se réveiller trop tard, au soir de sa vie, en se demandant à quoi tout cela rimait.
Et puis il y a les épreuves de la vie. Une personne nous a confié des souffrances, un enfant mort-né, un autre autiste. Comment se relever ? Comme les stoïciens, elle a rappelé l'importance de discerner ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas. Inutile de se tourmenter avec ce qui ne dépend pas de nous. Mais peut-on aller jusqu'à l'amor fati, l'amour de ce qui est, cher à Nietzsche et à Camus ? Peut-on aimer la vie, y compris dans sa dimension tragique ? Nous avons laissé la question ouverte.
Enfin, un Parisien, qui écoutait une émission de philo dans ses écouteurs, s'est arrêté. Bavard mais attachant, il multipliait les digressions. Quand nous lui avons fait remarquer qu'il parlait beaucoup sans répondre, il a ri : la veille, on lui avait déjà reproché de trop s'imposer. Pourquoi parle-t-on tant ? Pour être compris, sans doute. Mais à force de parler pour être compris, on finit souvent par n'être plus écouté. Il s'est alors fait cette remarque : il pourrait peut-être faire davantage confiance aux autres qui n'ont pas besoin de tant d'explications.
Une école d'humilité
Philosopher dans la rue, c'est aussi une école d'humilité. Quand on s'annonce comme conférencier, bardé de titres universitaires, on paraît respectable — parfois admirable. Mais dans la rue, rien de tout cela. Plus de cadre, plus de titres, plus de public captif. Il ne reste que la rencontre, nue, imprévisible.
Et parfois, quelqu'un s'arrête. Alors, il se passe quelque chose : une pensée qui surgit, un rire, un silence partagé. Ce n'est pas spectaculaire, mais c'est vivant.
Le plaisir d'avoir osé
Philosopher dans la rue présente un stimulant défi : interpeller, questionner, chercher ensemble des hypothèses, s'observer en train de penser, se surprendre, rire de soi, et faire l'expérience de cette étrange communauté qu'est l'humanité pensante.
Et puis, il y a ce plaisir tout simple d'avoir tenté sa chance. D'avoir pris le risque. Peut-être que ça n'a rien donné, mais on l'a fait. On a osé s'exposer, s'adresser au monde.












































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