JE NE ME SENS PAS DANS MON ÉLÉMENT, symptôme d'une époque ultrasensible.
- Laurence Bouchet

- il y a 8 heures
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« Je ne me sens pas dans mon élément » : symptôme d'une époque
On entend parfois cette phrase : « Je ne me sens pas dans mon élément. » Elle revient dans les formations, les discussions, les choix de carrière, les ruptures amoureuses ou amicales, les refus d'engagement… Prononcée comme une évidence. Cette petite phrase en dit long sur notre époque.
Le confort subjectif comme boussole existentielle
Elle trahit une idée devenue presque naturelle : le confort subjectif serait un critère d'orientation existentielle. Nous ne cherchons pas ce qui est juste, profond, ou même formateur. Nous cherchons ce qui « résonne en nous ». Ce qui nous fait du bien, ce qui satisfait nos nombreux besoins. Ce qui ne trouble pas notre équilibre intérieur.
Cette logique est renforcée par un discours ambiant : « Écoute tes ressentis », « Fais ce qui te fait du bien », « Si ça ne vibre pas, c'est que ce n'est pas pour toi ». Dans une société marquée par l'instabilité, l'individu cherche un refuge en lui-même. Ce repli est compréhensible. Mais il a un coût : celui de renoncer à certaines formes d'expérience et de pensée.
Penser, c'est parfois sortir de son élément
Car penser, ce n'est pas toujours rester dans son élément. C'est parfois en sortir. C'est se confronter à ce qui ne résonne pas immédiatement, à ce qui résiste, à ce qui ne nous caresse pas dans le sens du poil.
Le ressenti : un signal à interroger, pas une vérité absolue
Entendons-nous bien : il ne s'agit pas de mépriser le ressenti. Si je suis au milieu de la route et qu'un camion arrive, il est vital d'écouter ma peur et de sauter sur le bas-côté. Nos ressentis nous protègent, nous alertent, nous guident dans l'urgence.
Mais en dehors des situations de survie, ils ne suffisent pas toujours à faire des boussoles. Ce sont des données, des signaux, des indices — parfois précieux, parfois trompeurs. Ils méritent d'être interrogés, pas simplement suivis.
Ce que je ressens n'est pas toujours ce qui est
Parce que ce que je ressens n'est pas toujours ce qui est. Parce que ce que je ressens est souvent ce que je crois ou ce que j'ai appris à ressentir.
Je peux, par exemple, affirmer que je ne suis pas possessif. Mais si je vois une personne que j'aime s'éloigner, et que cela ne me fait rien, alors je peux croire à mon propre détachement. En revanche, si je ressens de la jalousie, de la peur, du manque, peu importe ce que je prétends croire, ce sont ces ressentis qui parlent. Nos ressentis ne disent pas la vérité absolue, ils disent quelque chose sur nous — quelque chose qui mérite d'être questionné.
Accepter d'être déplacé
Penser, ce n'est pas seulement retrouver à l'extérieur ce qui me conforte à l'intérieur, ni valider ce que je suis déjà. C'est aussi accepter d'être déplacé, dérangé, contrarié. C'est faire face à des objections, à des contradictions, à des tensions et tenir.
Quand la résonance devient le seul critère
Dans la culture du bien-être, le désaccord devient une violence, le trouble devient un échec, et la résonance devient la seule forme d'adhésion acceptable. Mais la résonance ne fait pas la vérité. Et le désaccord n'est pas nécessairement une agression. Il peut être un seuil. Un élan. Une épreuve de croissance.
La grenouille dans le puits : la parabole de Zhuangzi
Le philosophe chinois Zhuangzi, il y a plus de deux mille ans, le disait déjà à sa manière. Il raconte l'histoire d'une grenouille vivant dans un puits en ruine. Elle s'y sent bien. Elle nage entre deux flaques, glisse dans la boue, saute sur les pierres. Elle se croit libre, souveraine, heureuse. Elle compare sa vie à celle des moustiques et des têtards, et conclut qu'elle est la meilleure.
Un jour, une tortue venue de la mer lui parle d'un autre monde. Un monde vaste, profond, inaltérable. Mais la grenouille ne peut l'imaginer. Elle est choquée. Sidérée qu'il existe autre chose en dehors de son petit univers. Tout ce qu'elle croyait immense n'était qu'un trou réduit.
Le ressenti comme prison confortable
Le ressenti, aujourd'hui, tient souvent lieu de puits. On y vit confortablement. On y patauge avec l'illusion de la liberté. Mais dès qu'un autre monde, une autre idée, une autre manière de voir surgit… on ferme la porte, on dit : « Je ne me sens pas dans mon élément, ce n'est pas pour moi. » Au lieu de se demander : « Et si ce décalage était justement le lieu d'un possible agrandissement ? »
Ne pas fuir systématiquement ce qui dérange
Bien sûr, tous les décalages ne sont pas féconds. Certains sont stériles, toxiques même. Il ne s'agit pas de rechercher l'inconfort pour l'inconfort, ni de transformer la souffrance en vertu. Mais il s'agit de ne pas fuir systématiquement ce qui dérange. De ne pas confondre malaise passager et impasse définitive. De se demander : qu'est-ce que ce trouble me dit ? Qu'est-ce qu'il pourrait m'ouvrir ?
L'équilibre instable : ni fuite ni fixation
La question n'est donc pas de fuir tout confort, mais de ne pas s'y figer. De savoir quand s'y reposer, et quand en partir. C'est cet équilibre instable, cette disponibilité au déplacement, qui fait la pensée vivante.
































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