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L'INTELLIGENCE ET LES ÉMOTIONS DANS LA PRATIQUE PHILOSOPHIQUE.


Le plaisir de philosopher
Un atelier de pratique philosophique n'est pas un pur jeu intellectuel même si l'intellect y joue à l'évidence un rôle important. Un atelier de pratique philosophique met en jeu tour à tour les émotions et l'intelligence, ce sont ces rapports que je voudrais analyser ici.


Observer ce que nous ressentonsL'intellect n'a pas toujours bonne presse. Il parait refroidissant, mort et désincarné au regard des émotions chaudes et vivantes par lesquelles nous nous sentons exister. C'est sans doute parce qu'elle valorise l'intellect que la philosophie depuis Socrate, n'est pas très populaire, moins populaire en tous cas que la tragédie, le drame ou la comédie qui eux, nous racontent des histoires, nous font vibrer et éveillent nos émotions. Souvent, nous préférons plutôt sentir que réfléchir, il semble que cela soit plus naturel, plus spontané. Dans un atelier de pratique philosophique, il ne s'agit pas de ne pas sentir ou ressentir, cela n'aurait pas plus sens que de nous demander de ne pas être ce que nous sommes et nous sommes des êtres sensibles, mais il s'agit d'observer ce que nous sentons en y réfléchissant. Dans un atelier de pratique philosophique les participants apprennent à mettre en œuvre leur « intelligence émotionnelle » (concept développé par le psychologue américain Daniel Goleman) et cela afin de pouvoir élaborer ensemble une réflexion. Or ce mouvement de recul sur nos émotions n'a rien de naturel, il implique de réprimer ses pulsions et ses envies spontanées.


Difficile liberté
Il est humain, trop humain, de choisir la facilité et nous optons souvent pour toutes les occasions qui nous permettront de ne pas réfléchir. Déjà Kant dans son célèbre opuscule, Réponse à la question qu'est-ce que les lumières ?, affirmait que les hommes ne pensent généralement pas par eux-mêmes. Il expliquait que ce phénomène n'est pas dû à un manque de capacité et d'intelligence mais à une forte tendance à la paresse et la lâcheté.On peut en déduire qu'a contrario penser par soi-même, demande du courage vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres.Vis-à-vis de soi puisqu'il s'agit de faire abstraction de nos sensations, de nos sentiments et de nos envies diverses pour nous concentrer sur un objet de pensée. Ainsi par exemple, en ce moment je me trouve à ma table de travail. Mais tandis que j'écris, j'éprouve toutes sortes de sollicitations corporelles et psychiques, il fait un peu froid dans la pièce, je prendrai bien un autre café, j'ai une légère envie d'aller aux toilettes, je pourrais aussi vérifier ma boîte mail sur Internet, je dois répondre à mes amis, j'ai des papiers à envoyer et le sol de la cuisine mérite d'être lessivé. Toutes sortes d'activités qui peuvent remplir le quotidien et dont il me faut faire abstraction pour me concentrer sur mon objet de pensée qui est la pensée. L'abstraction demande dans une certaine mesure, de mourir à soi-même, c'est-à-dire mourir à la vie concrète et immédiate, la vie qui nous sollicite sans arrêt. Exercer notre réflexion c'est interrompre ce flux pendant un temps, arrêter le mouvement, se poser pour regarder, observer, comprendre, analyser.


Démasquer la méfiance pour mieux la désarmer
Penser par soi-même exige non seulement un effort vis-à-vis de soi mais aussi vis-à-vis des autres. En effet que vaut mon idée si elle n'est pas soumise à la critique, si elle n'est pas évaluée, pesée, comprise, acceptée ou contredite par d'autres, si nous ne l'examinons pas ensemble à l'aune de notre raison commune ? L'effort sur soi-même qu'implique la production d'une idée n'est pas suffisant, il faut encore adresser cette idée aux autres. Le problème est alors redoublé. Pas plus que moi les autres n'ont envie de fournir cet effort d'abstraction. Tout à la fois paresse et manque de confiance nous rechignons souvent à nous mettre à penser. Et si je mets à interpeller les autres pour qu'ils le fassent, je sais par avance (nous sommes fait de la même mouture et il suffit de m'observer moi-même pour le savoir) qu'eux non plus n'aiment pas qu'on les sorte du flux, eux non plus pensent ne pas avoir le temps, eux aussi sont soumis à toutes sortes de sollicitations. A la limite peut-être fourniront-ils cet effort sur eux-mêmes quand ils jugeront le moment opportun mais surtout que personne ne vienne les déranger et décider pour eux de ce moment. Qui apprécie qu'un questionneur comme Socrate vienne l'interpeller et l'interrompre dans son affairement ?Penser par soi-même exige donc non seulement d'aller à l'encontre de son penchant spontané à la passivité mais aussi d'inviter les autres à faire de même. Invitation perçue généralement (et cela même lors d'un atelier de pratique philosophique) plutôt comme une provocation, comme une intrusion voire une agression que comme une belle occasion d'exercer sa réflexion.Ainsi par exemple, il arrive que les interlocuteurs de Socrate se fâchent lorsque ce dernier s'avance vers eux pour discuter, lorsqu'il les questionne. Ils se tiennent sur leur garde et préfèrent bien mieux s'enfermer dans le sentiment de leur colère ou de leur supériorité que de baisser la garde et se mettre à réfléchir.Bref, penser par soi-même exige non seulement de se faire à soi-même une certaine violence en allant contre une tendance qui nous pousse à la facilité mais en outre de se préparer à affronter le regard méfiant et mécontent des autres !Or comme le souligne Daniel Goleman dans L'intelligence émotionnelle nos émotions ont généralement un effet miroir sur les autres et réciproquement. Si nous rencontrons de la colère chez une personne cela provoque immédiatement de la colère chez nous, il en va de même pour les trois autres émotions principales que sont la tristesse, la peur et la joie. Les émotions sont communicatives pour le pire et pour le meilleur. Dans un atelier de pratique philosophique il s'agit de faire en sorte que ce soit pour le meilleur...autrement dit la méfiance et l'inquiétude, émotions les plus habituelles dans ce genre d'assemblée, ne doivent par avoir prise sur les autres et encore moins sur l'animateur. Ce dernier s'efforce alors de la désarmer en la démasquant sous ses nombreux oripeaux ce qui constitue un travail alliant fermeté, rigueur et précision.


Pourquoi se donner tant de mal ?
Comme le soulignait déjà Kant, d'autres personnes qu'elles occupent les postes de directeurs, professeurs, médecins ou autres tuteurs se chargent volontiers de penser à notre place. Alors pourquoi nous en donner la peine ? Pourquoi ne pas nous maintenir dans l'agréable confort de cette dépendance ?Depuis le 18ième siècle ce penchant de l'esprit humain à la paresse et la lâcheté n'a guère changé et il semble même que tout soit fait pour l'encourager un peu plus. Il suffit pour s'en convaincre d'observer les multiples addictions que les technologies de l'information et de la communication entraînent. Leurs cohortes envahissantes de distractions permettent d'éviter de penser, de ne même pas nous laisser le loisir de penser que nous pourrions penser.Pourtant s'il y a un plaisir indéniable à suivre ces tendances spontanées que sont la paresse, la lâcheté et les satisfactions immédiates et à bon compte nous savons aussi que ce plaisir laisse un goût amer, le sentiment d'impuissance, l'absence de densité. C'est ce qu'analyse le philosophe et sociologue contemporain Harmut Rosa dans Aliénation et accélération, vers une théorie critique de la modernité tardive. D'un côté nous avons le sentiment d'être très puissants lorsque nous sommes en possession d'un smartphone, Ipad, Ultrabook et autre liseuse puisqu'il nous semble avoir entre nos mains des possibilités d'existence décuplées. Des milliards d'informations sont à notre portée, nous pouvons nous mettre en contact avec des milliers d'individus, lire des milliers de livres, écouter des milliers de morceaux musiques, regarder des milliers de films et de séries. Toutes ces potentialités rêvées s'offrent à nous sans efforts importants de notre part. D'un autre côté ces possibilités techniques engendrent un sentiment d'impuissance. Devant notre ordinateur dont le fonctionnement nous est hermétique, lorsque guidés par notre envie nous cliquons, lorsque poussé par un vague sentiment nous « likons » sur Facebook, nous pouvons nous interroger sur les capacités que nous développons. Sur le coup nous sommes happés et nous passons d'une page virtuelle à une autre sans voir le temps passer mais à la fin de la journée que reste-t-il d'une telle expérience ? Et, pour ne pas voir en face ce vide inquiétant, il ne reste qu'à fuir un peu plus et recommencer à se laisser happer.


L'intelligence face à la complexité
Certes il est plus facile et plus spontané de nous laisser guider par nos émotions immédiates (et tout est fait pour nous y inciter) que de mettre en œuvre notre intelligence mais au bout du compte cela ne permet pas notre accomplissement et nous laisse avec un goût amer. Dans l'évolution de notre espèce les émotions que nous partageons avec un certain nombre d'animaux nous ont permis de nous adapter à notre milieu. Des émotions comme la peur ou la colère par exemple permettent une réponse rapide et adaptée face à une menace ou à une frustration. Il existe certaines situations dans lesquelles il vaut mieux agir spontanément sous le coup de l'émotion que réfléchir. Lorsqu'un danger physique nous menace par exemple mieux vaut obéir à notre peur et fuir sans perdre du temps à réfléchir. Mais les dangers aujourd'hui ne sont plus les mêmes que ceux qui menaçaient directement la vie de nos ancêtres. Les dangers du monde dans lequel nous vivons sont plus diffus, ils se profilent à plus long terme : maladies que nous pouvons anticiper, problème économiques, sociaux et écologiques auxquels nous devons penser sur le long terme, relation avec les autres qui ne sont pas des menaces (dans les pays qui ne connaissent pas la guerre) mais dont dépend pourtant notre accomplissement. Face à des dangers moins évidents, moins visibles nos seules émotions ne sont pas des réponses suffisamment adaptées et il nous faut pour vivre bien et non pas seulement vivre ou survivre, mettre en œuvre notre intelligence.


Le plaisir dans l'effort
C'est un à une autre forme de plaisir que celui de la satisfaction spontanée de nos pulsions et de nos envies, un autre plaisir que celui de la réponse immédiate à nos émotions que nous convie l'expérience de la pratique philosophique. Et ce plaisir demande des efforts difficilement accessibles au premier abord.Il existe certes un plaisir du corps au repos lorsque par exemple nous sommes paisiblement allongés au soleil, une jouissance de l'existence à laquelle il ne s'agit pas de renoncer mais il est indéniable qu'il existe aussi un plaisir du corps en action comme peuvent en témoigner les sportifs ou encore tous ceux qui ont déjà goûté sans être sportifs chevronnés, aux joies de la dépense et du mouvement. De même qu'il existe un plaisir à aller contre la tendance naturelle par laquelle le corps est enclin à rester au repos, de même il existe un plaisir à aller contre la tendance naturelle par laquelle l'esprit est enclin à sentir et ressentir passivement. Dans les deux cas corps ou esprit nous éprouvons le plaisir de l'effort. Plaisir du corps ou de l'esprit par lequel nous sentons nos capacités prendre forme et se développer au contact de ce qui leur résiste. Ainsi les capacités du corps se développent-elles au contact de la matière (par exemple le grimpeur développe son adresse au contact du rocher) et celle de l'esprit au contact du langage et de l'altérité (le philosophe développe sa capacité à penser grâce à la résistance des mots qu'il s'exerce à manier pour donner sens à ce qu'il pense et grâce aux autres qui pensent comme il ne pense pas). Alors se découvre un plaisir subtil, une émotion nouvelle, à la fois légère et joyeuse celle de sentir son esprit se défaire de ce qui l'enferme s'ouvrir à des idées nouvelles, des idées aux multiples facettes, des problèmes insoupçonnés et éclairants, des problèmes qu'on se met à aimer au lieu de les repousser. C'est pourquoi l'atelier de pratique philosophique ne se résume pas à un simple exercice théorique et désincarné, il éveille la plus positive de nos émotions : la joie.









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