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PHILOSOPHE DANS LA CITÉ OU COMMENT PHILOSOPHER MÈNE À CONDUIRE UN CAMION.


L’enseignement académique de la philosophie

La philosophie telle qu’on l’enseigne généralement encore aujourd’hui en France, implique d’abord d’en passer par l’acquisition d’une culture philosophique, c’est-à-dire par la connaissance des systèmes philosophiques et de leurs auteurs. Tout étudiant en philosophie se doit avant tout de connaître les différents courants philosophiques et leurs promoteurs depuis l’antiquité grecque. Il pourra alors faire son chemin, s’approvisionner chez tel ou tel en fonction de ses appétences, ces dernières étant fortement influencées par le milieu universitaire dans lequel il évolue. Quand j’étais étudiante, c’était la grande mode de la pensée déterritorialisée de Gilles Deleuze ou du déconstructivisme de Derrida en rivalité avec l’hégélianisme de Bernard Bourgeois. Aujourd’hui il y a toujours des écoles qui s’affrontent par exemple la philosophie analytique anglo-saxonne et la philosophie continentale. Mais il n’est pas question d’entrer ici dans le détail de ces affrontements. Ils paraissent titanesques et décisifs pour ceux qui y participent et y investissent une très grande part de leur énergie tandis qu’ils semblent incompréhensibles et dérisoires pour le commun des mortels. En cela les philosophes ressemblent à des joueurs et à des supporters d’équipes de foot, l’affrontement de leurs équipes représente des enjeux majeurs dans leur existence alors que si on l’observe avec un minimum de recul cela semble tout à fait dérisoire. Il y a toutefois une différence entre les philosophes et les joueurs ou supporters d’une équipe de foot : la passion des premiers n’a pas la popularité des seconds. C’est d’ailleurs ce qui plait aux équipes de philosophes : se démarquer de la masse. Cela leur procure l’illusion que leur affrontement est beaucoup plus important que celui des footeux. Leur profondeur intellectuelle, exigeante et rigoureuse n’est pas accessible au commun des hommes. C’est donc pourquoi si peu de personnes s’y intéressent.

Le jeu de la mauvaise foi

Jeune étudiante j’ai été séduite par ce jeu auquel j’aurais bien voulu participer moi aussi, mais je me sentais en même temps un peu à l’écart, je crois qu’il me manquait quelques codes pour pouvoir participer. L’absence de ces codes fut à la fois l’occasion d’une souffrance, je ne me sentais pas à la hauteur et finalement une chance pour mon parcours de philosophe. J’ai commencé par faire comme je pouvais pour tenter de m’intégrer, j’ai passé le CAPES pour devenir professeur de philosophie et j’ai raté l’agrégation.

Pendant plusieurs années, j’ai feint de jouer au jeu de mes collègues, sans trop y croire tout en cherchant à faire croire. Pour reprendre une analyse de Sartre sur la mauvaise foi, je jouais à être professeur comme on joue un rôle, comme on peut jouer à être garçon de café. C’est une posture de mauvaise foi, car elle permet de ne pas s’engager tout en faisant croire qu’on s’engage. On se ment à soi-même, on ment aux autres en se pliant à ce que nous pensons qu’ils attendent de nous, cela évite quelques tourments, mais implique aussi de passer à côté de sa vie. Pourquoi voudrait-on passer à côté de sa vie ? Parce qu’il y a quelque chose qui fait peur dans le fait de vivre.

L’engagement et la réponse du réel

Quand on s’engage, on prend des risques, celui de se tromper, de ne pas être à la hauteur de ce à quoi on veut parvenir, d’être moqué, critiqué et finalement d’être confronté à soi-même et de constater avec lucidité l’étroitesse des limites entre lesquelles notre petit être se trouve enfermé. L’engagement implique une réponse du réel ce qui ne se produit pas bien sûr quand on prend plutôt le parti de fuir en faisant semblant de s’engager. Si je m’engage à faire du sport ; du foot pour reprendre l’exemple précédent, le réel me répondra en retour, il faudra bien que je prenne conscience que je manque de réactivité, que je ne cours pas assez vite, que je joue trop personnel. Si je m’engage à fabriquer un meuble, le réel me répondra, car ce meuble sera fonctionnel ou pas et s’il ne l’est pas il me mettra face à ma limite que je pourrais ou non tenter de dépasser. Si je m’engage à jardiner, le réel prendra la forme des plantes qui pousseront ou pas et si ça ne marche pas, je devrai comprendre pourquoi puis faire de nouvelles tentatives qui réussiront ou échoueront à nouveau. Si je m’engage à parler en public en proposant une conférence, le réel prendra alors la forme des visages qui me regardent et qui me diront quelque chose sur moi-même. Ces visages graves indiquent-ils de l’attention et de la réflexion ou de l’ennui ? Ces visages souriants sont-ils ironiques ou sincères ? Quel rapport suis-je en train d’établir avec ceux qui m’écoutent ? Je me suis engagée à philosopher avec eux, mais est-ce bien ce que nous sommes en train de faire ?

Quand le réel s’impose

Jeune professeur cherchant à jouer mon rôle, j’ai dû constater avec une certaine amertume que la plupart de mes élèves ne voulaient pas jouer au jeu que je leur proposais et cela d’autant plus qu’ils ne faisaient pas partie des classes élites. Ils incarnaient à leur manière le réel, un réel qui résiste, ce n’était pas facile à admettre. Le jeu philosophique que je leur proposais ne leur disait rien, ils n’avaient que faire de rédiger une dissertation en trois parties, que faire de commenter Nietzsche ou Bergson. Ils ne voyaient aucun intérêt à comprendre l’idéalisme platonicien ou l’impératif kantien, ils s’intéressaient à peine plus aux différents types de désir chez Épicure ou à l’idée de liberté chez Sartre. Mais l’idée du déterminisme spinoziste ou de la phénoménologie husserlienne était vraiment difficile à transmettre et j’y renonçais finalement.

Face au réel que les élèves représentaient, à l’image de moi-même qu’ils me renvoyaient, j’ai d’abord cherché à fuir. Puisque j’étais bien notée par mes supérieurs hiérarchiques, j’obtenais sans peine des classes plus « faciles », c’est-à-dire plus dociles : élèves de terminale S ou de terminale L. Ces derniers ne trouvaient pas toujours beaucoup plus d’intérêt aux divers courants philosophiques ni à la rédaction d’une dissertation ou d’un commentaire de texte, mais il était plus facile de les tenir par la pression du bac et des notes et par le désir qu’ils avaient, plus fort que les élèves de terminale STMG ou de lycée professionnel, d’une reconnaissance sociale qui passait pour eux par une réussite scolaire. Tout allait donc mieux et je pouvais jouer tranquillement mon rôle de professeur.

Pourtant la situation ne me satisfaisait pas tout à fait, je sentais bien qu’il y avait quelque part un jeu de dupes. Les élèves et moi-même nous ne philosophions pas, car nous nous trompions les uns et les autres. La philosophie était devenue un moyen pour opérer un tri social. Or ce n’est pas là sa vocation originaire. Elle n’a pas été inventée pour qu’il y ait des professeurs et pour que des élèves passent leur bac, pas non plus pour que l’on se retrouve entre soi lors de conférences, rassurés de faire partie de ceux qui ont en commun la connaissance de quelques auteurs et courants philosophiques.

La philosophie, fille d’étonnement

Non, à l’origine la philosophie est bien autre chose ! Comme le remarquaient déjà Socrate et Aristote, la philosophie est fille d’étonnement. Étonnement non pas face à ce qui se contente de nous surprendre parce que cela sort du quotidien, mais étonnement au contraire devant ce qui nous semble quotidien et que nous ne remarquons plus, car l’intérêt en a été gommé par l’habitude et le conformisme. La surprise devant l’inhabituel, excite nos passions, mais ne nous donne pas à penser comme le prouve par exemple les étranges prouesses du guide des records. Au contraire l’étonnement devant qui est familier conduit au questionnement et marque le début d’une réflexion philosophique. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Qui sommes-nous ? La vie a-t-elle un sens ? Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? Existons-nous encore sous une autre forme quand nous mourons ? Pourquoi les hommes ont-ils tant de mal à être heureux ? Pourquoi l’injustice ?

Et l’on peut aussi s’étonner de soi-même : pourquoi ai-je besoin de tant parler ? Pourquoi au contraire je préfère me taire ? Pourquoi ai-je peur de m’exprimer ? Pourquoi cette urgence ? Pourquoi la peur du silence ? Est-ce que je me méfie des autres ?

Philosopher parce que nous partageons la même condition d’humain

Autant de questions devant la vie que nous nous sommes tous posées avec plus ou moins d’acuité, plus ou moins de plaisir ou d’inquiétude quand nous étions enfants. Si bien que la philosophie, contrairement au foot, n’est pas seulement une affaire de passionnés et de spécialistes. Elle concerne tout un chacun en tant qu’il est humain et qu’il partage avec des milliards d’autres personnes la capacité de traverser la vie, doté de sa conscience, de la raison et d’une langue pour en rendre compte. La philosophie non pas pour passer son bac, pour briller dans les salons et pour préserver l’entre soi, mais parce que nous partageons tous la condition d’humain et que cette condition nous conduit à poser un certain nombre de questions et à nous étonner de cette aventure commune.

Philosophe dans la cité

Forte de ces réflexions, j’ai dû alors envisager à nouveau mon parcours le réorienter dans une nouvelle direction. En faisant des études de philosophie, j’étais sortie d’une caverne, celle des non-philosophes, celle du « vulgaire », du commun des mortels pour entrer dans une autre caverne, celle des philosophes qui possèdent leurs codes d’entrée et leurs signes de reconnaissance. Une caverne philosophique dans laquelle chacun tente de s’installer et où l’on vit plus ou moins à son aise. On peut comme je l’ai indiqué pour commencer, y pratiquer des jeux de spécialistes de la philosophie où la compétition va bon train. Chacun tente alors de monter sur le podium de la caverne. Pour ma part habitée par un mélange de paresse, de lâcheté et de morgue hautaine, je ne participais pas au jeu, je m’étais trouvé un coin à l’abri et un peu à l’écart, entourée de livres, je me sentais protégée. J’allais bientôt atteindre 45 ans, lorsqu’une rencontre, celle d’un philosophe Oscar Brenifier lui-même très inspiré de Socrate, m’aida à prendre conscience qu’il était temps pour moi de quitter ce lieu confiné, qu’il était temps de vivre et de prendre le risque de philosopher, de ne plus me contenter de jouer à la philosophe. C’est pourquoi je demandais à nouveau à travailler avec les élèves plus difficiles, ceux qui offrent davantage de résistance ; au moins avec eux on ne peut pas feindre. La philosophie cessa aussi pour moi de se limiter à l’espace de la salle de classe, je me mis à animer des ateliers dans des cafés à Pontarlier, Besançon, Paris, à l’hôpital, avec des étudiantes préparant le concours d’école infirmières, en prison, à l’école primaire, avec des entrepreneurs et des particuliers.

Puis j’ai acquis un camion la Philomobile et l’ai aménagé de façon à accueillir des personnes motivées pour vivre l’expérience de philosopher. Je pars maintenant sur les routes, dernièrement le Gard, la Drôme, Neuchâtel et prochainement la Bretagne, Belfort, l’Isère. Je m’arrête ici ou là sur la place d’un village, dans une salle de classe, dans un café pour dialoguer et philosopher avec tout un chacun.

Mettre du jeu dans la pensée

Cette approche nomade de la philosophie implique d’engager une forme de jeu qui me semble davantage en accord avec l’essence de la philosophie : étonnement, rencontre de l’altérité et recherche de sagesse.

Pour mieux me faire comprendre, je distinguerais ici trois sens au mot jeu.

1° Le jeu de celui qui feint. C’est le jeu du garçon de café de Sartre cité plus haut, un jeu dans lequel on se prend au sérieux, on joue tout en faisant croire qu’on ne joue pas. Ce jeu n’a rien d’authentique parce qu’on ne s’implique pas vraiment dans ce qu’on fait, on cherche juste à donner une image. On ne veut pas se mesurer à la réalité. C’est le jeu d’un comédien qui finirait par ne plus avoir pas conscience de jouer, car il se persuade lui-même. Pour mentir aux autres, il faut bien qu’il se mente à lui-même du mieux qu’il peut. C’est donc un jeu auquel on peut jouer très sincèrement sans être nullement authentique. C’est le jeu de celui qui proclame par exemple « très franchement » ou « très sincèrement » en mettant la main sur son cœur, il lui arrive même de se mettre à pleurer. C’est un jeu dans lequel, il n’y a pas de jeu c’est-à-dire d’espace, comme il faut du jeu entre les pièces d’un mécanisme pour qu’il fonctionne. Un jeu teinté d’esprit de sérieux, bien loin de la philosophie qui suppose justement une forme de distance.

2° Deuxième sens du mot jeu : l’espace entre deux pièces d’un mécanisme. L’authenticité implique une part de jeu en ce sens. C’est-à-dire que pour s’engager authentiquement, il est nécessaire de garder une part de recul, d’agir puis d’examiner l’effet de notre action afin de la corriger. Les concepts d’authenticité et de sincérité se distinguent donc par cette capacité à se distancier de soi-même, à mettre du jeu pour réfléchir et mieux agir. L’homme authentique, accepte la remise en question, car il s’appuie sur le recul qu’autorise la raison, ce qui est beaucoup plus difficile pour l’homme sincère tout entier livré aux sentiments que lui inspirent ses émotions et peu enclin à s’observer et à écouter d’autres points de vue que le sien.

Des règles pour penser

3° Si la philosophie a besoin de jeu au sens où nous venons de le définir, elle s’apparente aussi à un jeu collectif qui implique le respect d’un certain nombre de règles sans lesquelles il n’est pas possible de dialoguer et donc de penser au sens strict de ce terme.

La pensée philosophique diffère en effet de simples états de conscience, ou encore du ressassement, ou d’états psychiques plus ou moins vagues qui accaparent généralement notre esprit lorsque livré à lui-même, nous le laissons vagabonder. La méditation philosophique implique l’élaboration d’idées construites, c’est-à-dire étayées par des arguments, problématisées et passées au crible du doute et de la critique. Pour se développer, elle doit se plier aux règles de la logique (principe d’identité : A est A, principe de non-contradiction : A et non A ne peuvent coexister, et principe du tiers exclu : soit A soit non A). La liberté de penser se développe donc grâce à un cadre, un peu comme le joueur de foot montre ses talents tout en respectant les règles du jeu. Sans les règles qui nous contraignent, nous ne pouvons pas déployer notre liberté, car c’est alors en nous-mêmes que nous nous enfermons, dans un moi qui se perd et se disperse, car il n’a pas conscience de ses limites.

Le dialogue philosophique s’apparente également à un jeu dans la mesure où il suppose plusieurs participants. Certes, il est possible de philosopher tout seul enfermé chez soi, comme beaucoup de philosophes le font d’ailleurs lorsqu’ils écrivent, mais la réflexion philosophique implique toujours d’une manière ou d’une autre la confrontation dialectique avec l’altérité. Tout comme la règle, les autres participants du jeu sont l’occasion de nous confronter à notre propre limite. Il n’est pas impossible de se confronter tout seul à l’altérité, il suffit pour cela de se dédoubler de « dialoguer avec soi-même » comme l’analysait Platon, mais l’atelier de philosophie incarne à travers la personne de chaque participant cette diversité sans laquelle il n’est pas de pensée.

Car pour philosopher il faut pouvoir multiplier les points de vue. Penser de façon philosophique ce n’est pas croire, ce n’est même pas chercher à fonder nos croyances par des raisons. Penser ce n’est pas se justifier. Penser c’est penser ce que nous pensons par une prise de recul, une mise en perspective sans laquelle il n’est pas d’examen, d’observation, ni de questionnement. Le philosophe n’est ni un prêtre, ni un croyant, ni un adulateur de la science, il n’assène pas de dogme. Il ne pense pas pour trouver des certitudes qui apaiseraient son angoisse devant l’existence. Il n’a pas besoin de se cramponner, il n’est pas si pesant. Il est doté d’une certaine légèreté et il aime plutôt la vie au grand air, celle où tous les points de vue sont envisageables et méritent examen et attention. Ce qui ne signifie pas pour autant que tout se vaut, mais que tout mérite d’être examiné et évalué sans a priori.

Peut-on philosopher dans la caverne ?

Philosopher dans la cité comme le faisait Socrate implique donc de ne pas s’enfermer dans la caverne des philosophes, mais d’aller au contact de tout un chacun.

Revisitons l’allégorie de la caverne. En lisant la version qu’en donne Platon dans la République, nous comprenons que celui qui veut s’élever à la vérité par la philosophie ne doit pas se laisser séduire par le monde des apparences, ne pas s’en tenir aux informations transmises par ses sens. Il lui faut se questionner, rompre avec le confort de ses habitudes et chercher plus loin, car la vérité est au-delà de ce que l’on perçoit spontanément. Il découvre alors le monde des idées, un monde de vérité et de beauté au-dessus des vagues et confuses opinions. C’est par cette élévation qu’il devient philosophe, c’est-à-dire un homme qui n’est plus tout à fait comme les autres, car il a accès au monde intelligible. Ce qui lui donnera d’ailleurs dans la République de Platon une légitimité pour gouverner en devenant un philosophe-roi.

Mais de retour dans la caverne, la posture du philosophe devient difficile à tenir. Que doit-il faire de ce qu’il sait et que les autres ne savent pas ? Doit-il le garder pour lui ? Le transmettre à d’autres ? et si oui, comment ? De quelle manière sera-t-il reçu lorsqu’il parlera du monde au-dehors ? Le prendra-t-on pour un fou ou pour un savant ? Quoi qu’il en soit, son statut ne sera plus tout à fait le même, car il a vu et compris ce que d’autres n’ont pas vu et pas compris. Les passe-temps auxquels les prisonniers s’adonnent avec passion à l’intérieur de la caverne lui paraitront maintenant bien fades au regard de ce qu’il connaît. Comment va-t-il maintenant se débrouiller de cette différence ?

Il peut risquer de tomber dans la cuistrerie, celle du professeur docte qui dispense son savoir du haut de sa chaire, il peut virer au gourou, captiver par son charisme et transmettre des paroles de vérité, mais s’il manque de ce charisme on le prendra pour un illuminé. Il peut encore à l’instar de Socrate, s’adresser à tout un chacun non pas pour l’informer de la vérité qu’il détient et l’éclairer de sa parole, mais pour le pousser à sortir de la caverne dans laquelle il s’est enfermé et pour lui demander ce qu’il voit au dehors. Ce n’est pas un contenu de vérité que Socrate délivre puisque la seule chose qu’il sait c’est qu’il ne sait rien, mais il nous engage dans une certaine pratique, un certain art de dialoguer. Par ses questions, par ses provocations, par son ironie, il nous bouscule et nous installe sans que nous n’y prenions garde dans un certain rapport au langage, un certain rapport à nous-mêmes et à l’autre. Et nous ne pouvons pas lui résister, car ce jeu réveille en nous ce qu’il y a de vivant et d’authentiquement humain.

Un autre rapport au langage

Le langage est une faculté humaine a double tranchant. Il est à la fois ce qui nous permet de mentir, de dissimuler la vérité et ce qui permet de dévoiler cette même vérité. Examinons différents usages de la parole.

  • L’utilisation la plus commune du langage consiste à établir un lien avec autrui. C’est la fonction sociale du langage : « bonjour, comment allez-vous ? Avez-vous fait bon voyage ? Avez-vous bien dormi ? Où avez-vous déjeuné ? Quel temps fait-il à Paris ? » Nous échangeons des informations non pas pour leur intérêt, mais simplement parce qu’elles nous mettent en relation. Lorsque nous nous contentons de ce type d’échange, nous ne cherchons pas à nous distinguer particulièrement, nous nous fondons confortablement dans la masse.

  • Nous pouvons aussi utiliser le langage pour instruire, transmettre des informations qui pourront nourrir l’intelligence de l’autre. C’est l’utilisation du langage par le professeur qui enseigne quelque chose à ses élèves et qui se doit d’être le plus clair et pédagogue possible.

  • Il arrive souvent que nous utilisions le langage pour nous dissimuler, nous parlons de tout et de rien pour éviter de parler de l’essentiel et propos contiennent alors une confusion certaine.

  • Nous pouvons encore parler pour nous justifier, nous plaindre, nous scandaliser, le langage devient alors un moyen d’exister en exaltant notre subjectivité. Dans ce cas nous prenons l’autre à témoin, nous le prenons en otage, il n’a rien à répliquer, il ne peut que nous approuver. Il nous sert d’exutoire et de spectateur.

  • On peut enfin distinguer un autre rapport au langage. Un rapport plus distancié et plus philosophique qui implique de prendre le temps de l’examen et de la réflexion. Il s’agit de penser ce que nous disons, ce que nous faisons. Plus question de se laisser aller au scandale ou à la plainte, le philosophe nous invite plutôt à observer ce scandale ou cette plainte à les questionner. Ai-je conscience de me scandaliser ou de me plaindre ? Cela m’arrive-t-il souvent ? Est-ce un fonctionnement que j’ai mis en place et qui est devenu un mécanisme ? Cela est-il de l’ordre de la réaction ou de la réflexion ? Quels sont les avantages de ces types d’attitudes ? Quels sont les inconvénients ? Y a-t-il une autre façon de réagir à une pensée ou un événement qui a priori me déplaisent ? Par ses questions, le philosophe nous invite à une pensée active. Il ne s’agit pas seulement d’établir un lien social, d’apprendre et d’enregistrer des informations, de nous dissimuler ou encore de nous laisser aller à nos ressassements. Non, avec le philosophe tout devient l’occasion d’exercer nos compétences philosophiques : argumenter, conceptualiser, critiquer, questionner, exemplifier. Avec le philosophe tout devient objet d’étonnement et de questionnement et en premier lieu nous-même.

Connais-toi toi même en dialoguant.

Le philosophe dans la cité ressemble un peu à Diogène avec sa lanterne. Il déambule à la recherche de l’humain, il tente de le débusquer pour que la pensée se mette à vivre. Car il ne saurait se contenter d’une philosophie écrite et consignée dans les livres. Il ne s’en tient pas à des propos théoriques et la philosophie perd pour lui sa saveur si elle ne comporte pas une dimension pratique.

Dans un extrait célèbre du Phèdre Socrate critique l’écriture en se référant à un mythe égyptien. Un jour le dieu Theuth voulut soulager les hommes en leur épargnant des efforts de mémoire. Il inventa l’écriture. Toutefois le roi Thamus auquel il proposait ce présent pour les sujets de son royaume le refusa : « lorsqu’ils auront lu beaucoup de choses sans maîtres, dit ce dernier, ils se croiront de nombreuses connaissances, tout ignorant qu’ils seront pour la plupart, et la fausse opinion qu’ils auront de leur science les rendra insupportables dans le commerce de la vie ». Car pour philosopher, il ne suffit pas d’ingurgiter passivement des lectures comme on remplit un vase inerte et de les régurgiter pour impressionner la galerie. Non, la philosophie interpelle notre être, elle lui donne des aliments pour se nourrir et pour grandir. Elle implique une transformation qui passe par une conscience de soi et cette conscience de soi ne se produit pas sans un rapport authentique à l’autre. C’est pourquoi le roi Thamus pense que lire ne suffit pas. Nous avons aussi et avant tout, besoin d’un maître pour nous guider.

La lecture d’un livre ne suffit généralement pas à nous faire prendre conscience des schémas de pensée que nous avons mis en place et à travers lesquels nous interprétons ce qui nous entoure. Ces schémas tant que nous n’en avons pas conscience nous rendent d’ailleurs la lecture difficile, car nous cherchons dans ce que nous lisons que ce qui les confirme au lieu de nous laisser étonner par une pensée qui diffère de la nôtre. Alors nous risquons tels des mauvais lecteurs de ne rien comprendre à ce que nous lisons et de le rejeter ou à l’inverse, de croire si bien le comprendre que nous réduisons toute forme d’altérité à ce que nous pensons déjà, ou bien encore nous courons le risque de nous absorber sans aucun esprit critique dans ce que nous lisons, ce qui est encore une manière de nier l’altérité. Lire c’est tenter d’établir un dialogue avec un auteur qui n’est pas là pour nous répondre. Admettre que ce qu’il dit ne va pas de soi, que nous devons être attentifs et prendre le temps de le questionner et de nous étonner de sa façon de voir, mais cela suppose que nous ayons déjà appris à dialoguer.

L’art de dialoguer

Or dialoguer est un art, cela suppose un savoir-faire qui s’acquiert avec l’expérience. Dialoguer ce n’est pas juxtaposer deux monologues comme cela arrive souvent : on approuve poliment les propos de l’autre pour mieux exposer les siens. Non dialoguer implique de se mettre à l’épreuve de soi-même et de l’autre en s’appuyant sur la raison. Si nous dialoguons, nous nous accordons sur une question commune à laquelle nous allons tenter de répondre. Nous examinons le sens des hypothèses de réponse que nous proposons tour à tour et nous en vérifions ensemble la validité.

Mais chemin faisant nous allons rencontrer bien des obstacles au développement de la pensée et il faudra prendre le temps de les examiner. Il arrive par exemple que l’un des interlocuteurs s’enferme sur sa position, il n’accepte pas la critique de son idée, car il s’installe dans une relation de pouvoir, il veut avoir raison, il en fait une question d’honneur et d’existence. Admettre que son hypothèse n’est pas valide revient pour lui à perdre la face. Il n’a pas la souplesse de mettre du jeu entre lui-même et ses idées, il se crispe et ne peut plus avancer comme un danseur qui refuserait d’admettre que l’un de ses gestes était disgracieux. Ainsi dans le Gorgias de Platon, Socrate prévient-il son interlocuteur chez lequel il a repéré une contradiction : « j’appréhende, si je te réfute, que tu n’ailles te mettre en l’esprit que mon intention n’est pas de disputer sur la chose même pour l’éclaircir, mais contre toi. Si tu es du même caractère que moi, je t’interrogerai avec plaisir ; sinon, je n’irai pas plus loin. Mais quel est mon caractère ? Je suis de ces gens qui aiment qu’on les réfute, lorsqu’ils ne disent pas la vérité, qui aiment aussi à réfuter les autres quand ils s’écartent du vrai, et qui, du reste ne prennent pas moins de plaisir à se voir réfuter qu’à réfuter. » On comprend que le moi avec ses passions, ses préoccupations, son besoin d’exister constitue un des obstacles majeurs au dialogue et au développement de la pensée philosophique. Il arrive souvent qu’obnubilés par ce qui hante notre subjectivité (besoin d’être aimé, d’être reconnu, d’être compris, peur de paraître idiot) nous devenions incapables de réfléchir ou d’entendre ce que nous dit l’autre.

Prendre en compte le sujet dans sa singularité

Toutefois il ne s’agit pas de nier ou de supprimer cet obstacle, le moi individuel avec ses limites, ses difficultés propres, est aussi la condition pour dialoguer et philosopher. Nous ne sommes par de purs esprits dont la réflexion surgirait de nulle part comme semble parfois le supposer l’enseignement académique de la philosophie. Non, toute réflexion s’ancre dans une réalité singulière, celle d’un individu empirique avec ses schémas, ses tonalités. Il s’agit d’en prendre conscience pour mieux s’ouvrir au monde. C’est le sens de la fameuse formule « connais-toi toi-même et tu connaîtras l’univers et les dieux »

Dans un dialogue de Platon, un des interlocuteurs affirme à propos de Socrate que « nul ne se trouve en sa présence sans être contraint de devenir attentif à lui-même ». On l’aura compris, le philosophe dans la cité qui s’inscrit dans les pas de Socrate ou de Diogène, ne se contente pas de croiser ses congénères en leur faisant la leçon à distance respectable. Non c’est un véritable corps à corps qu’il engage avec eux. Aussi, s’ils acceptent de jouer le jeu, leur demande-t-il de répondre à ses questions sans prendre la tangente, les invite-t-il en mobilisant leur raison et leur capacité d’argumentation, à prendre de la distance avec eux-mêmes pour mieux se regarder. Certes, l’exercice n’est pas facile et il est parfois douloureux, car nous préférons souvent l’image que nous avons construite de nous-mêmes à l’image plus réelle ( parce que moins suspecte de complaisance) que nous renvoient les autres et le philosophe. Mais l’exercice est aussi très libérateur, car c’est seulement à partir du moment où nous acceptons ce que nous sommes que nous pouvons efficacement nous mettre en mouvement. C’est alors que petit à petit nous libérons une nouvelle énergie.

Exercer des compétences pour produire des attitudes qui libèrent

On peut commencer à pratiquer la philosophie dès le plus jeune âge. Il me semble qu’attendre l’âge de 17 ans et l’examen du baccalauréat comme on le fait en France empêche de bénéficier des fruits que pourrait produire cette pratique. Les élèves français sont obnubilés par l’examen, ils cherchent donc des recettes pour obtenir la meilleure note possible tout en prenant conscience des aléas de l’évaluation d’une copie de baccalauréat. Ils voudraient s’assurer d’une bonne note alors même qu’ils savent que la note obtenue comportera une bonne part d’arbitraire. Tout cela les plonge dans des préoccupations et des inquiétudes qui sont autant d’entraves au développement de leur réflexion philosophique. Ils nourrissent, avec plus ou moins d’anxiété, leur intelligence de fiches et d’anabac. Ils apprennent avec précipitation les idées de quelques courants philosophiques dont ils ne comprennent pas le sens et l’intérêt et ils les recasent comme ils peuvent dans leur dissertation ou leur commentaire de texte.

Même si au cours de l’année de terminale, le professeur leur propose de formuler leurs hypothèses ou leurs objections et de les examiner à l’aune de la raison, ils n’en prennent pas le temps. Ils n’ont jamais appris à le faire et ils estiment maintenant qu’il est trop tard. Ils veulent parer au plus pressé, réussir leur bac, se débarrasser de l’affaire.

Un jour que je tentais de faire réfléchir des élèves sur un texte de Sartre dans lequel il est question du projet qui oriente chacun de nous dans l’existence, l’un d’eux manifesta un profond ennui. Je lui demandais alors s’il s’intéressait à lui-même, s’il avait conscience de son projet existentiel et de ce que cela engageait pour lui. Il me répondit que se poser ces questions l’intéressait, mais pas dans le cadre des cours au lycée. Ici, ce qu’il voulait c’était accumuler quelques connaissances utiles à l’examen, mais rien de plus. Je compris en d’autres mots qu’il n’avait pas jugé bon de venir avec son cerveau en classe. Le lycée était pour lui un lieu où l’on ne réfléchit pas, mais où l’on s’attend plus ou moins de bon cœur à s’ennuyer en écoutant passivement un cours.

Proposer aux lycéens de terminale de mieux se connaître eux-mêmes et de comprendre ce qui chez eux entrave la réflexion et le développement des idées entraine encore plus de résistance. Sont-ils trop précipités ? Sont-ils inhibés par l’angoisse de dire des bêtises et de paraître idiots ? Sont-ils confus ? Méfiants ? Soucieux de plaire ? Têtus ou au contraire très influençables ? Ils n’ont généralement jamais pris le temps de se poser ce genre de question sur eux-mêmes et ils sont trop inquiets du regard du groupe pour accepter d’examiner leur posture existentielle avec les avantages pour lesquels ils l’ont adoptée et les problèmes qu’elle pose.

L’exercice est beaucoup plus facile et efficace avec des enfants de primaire ou avec des élèves de seconde. Moins soucieux du résultat, libres de la pression de l'examen, ils jouent plus volontiers le jeu de soumettre leurs hypothèses au groupe et de les examiner ensemble. Ils s’amusent à chercher des objections ou encore à tirer toutes les conséquences d’une idée proposée. Prendre conscience des attitudes qu’ils manifestent, être capable de se voir du point de vue du groupe ne représente pas une tâche insurmontable pour eux. Ils ont en général l’esprit plus confiant et joueur que leurs aînés. Certains finissent même par trouver beaucoup d’intérêt à l’exercice. Petit à petit, ils apprennent à se poser à ne plus seulement réagir et c’est un plaisir plus puissant qu’ils découvrent : celui d’une réflexion libre et autonome.

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