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SACHET DE THÉ, BULLSHIT MANAGEMENT ET PERTE DE SENS.


Jusqu’où une entreprise peut-elle manipuler ses salariés pour parvenir à ses fins ?

Il y a quelques jours sur le réseau social Linkedin, je tombe sur une vidéo qui a reçu plus 6000 “j’aime” et un flot de commentaires élogieux du style «tu as tué le game », « c’est lumineux » « Maud Bailly, tu as une Magnifique intelligence multiple ».

Comme les fonctionnements humains me passionnent, cela m’intrigue : comment est-il possible de parvenir à un tel remplissage de commentaires enthousiastes ?

Je regarde donc cette vidéo où professe Maud Bailly et dont j’apprends qu’elle est Chief Digital Officer chez AccorHotels. Sur la vidéo on voit cette femme tirée à quatre épingles tenir une conférence dans un cadre luxueux et devant un sage public. Mais moins impeccable, elle tient des propos alambiqués en utilisant un mélange de Globish et de termes qui relèvent de l’éthique : « care », « bienveillance », « amour de l’autre », « grandeur d’âme ». On n’y comprend pas grand chose. Toutefois en prêtant un peu attention on saisit que son discours de 8 minutes contient trois idées :

1° Chez Accor il faut faire face à la concurrence et pour cela se digitaliser. Nous sommes en situation de survie.

2° Pour manager mieux vaut ne pas s’imposer comme Napoléon, mais user de la «matricialité » qui permet de diffuser ses idées sans qu’on ait l’impression qu’elles sont imposées. Maud Bailly utilise alors la métaphore d’un sachet de thé qui « spread » sa « flavor » dans un milieu ambiant.

3° Enfin elle dit à son public qu’il est important d’apprendre à désapprendre pour s’adapter.

Mais pourquoi Maud Bailly utilise-t-elle un langage aussi alambiqué pour proposer ces idées élémentaires ? Pourquoi ne dit-elle pas les choses simplement comme je viens de les énoncer ?

Exposées comme je viens de le faire, ces idées se révéleraient dans leur platitude. Elles sont assez banales et sans les "flavor" les “put oneself in someone shoes” et autres “drive and focus", elles sonneraient plus creux. Il faut donc un bel emballage pour un contenu trivial.

En outre l’emballage ne se contente pas de vocabulaire anglais à la mode, il contient aussi des termes éthiques. Cela donne le sentiment d’assister à un cours de philosophie alors que la personne en question est en train de parler du marché de l’hôtellerie (qu’elle préfère nommer hospitalité).

Probablement n’a-t-elle pas elle-même les idées très claires, elle baigne dans un milieu clos avec lequel il est particulièrement difficile de prendre du recul car le pouvoir que l’argent et la reconnaissance sociale lui confèrent, aveugle d’autant plus qu’on pense être au centre, qu’on ne voit rien en dehors. Un peu comme une une personne qui vivrait sur le soleil, elle serait tellement éblouie, qu’elle ne verrait pas l’infinité de l’univers autour d’elle. Maud Bailly lit, se nourrit de concepts à la mode, elle “intuitionne”, mais il lui manque un horizon de cohérence que l’humble raison ou “bon sens” comme dirait Descartes, pourrait lui fournir.

Cette façon d’emballer la marchandise est un procédé classique. C’est le principe même du cadeau, on l’emballe magnifiquement ce qui semble lui donner une valeur ajoutée.

Mais alors, une telle façon de présenter les choses pose-t-elle problème dans le monde de l’entreprise et du management ?

Je propose trois hypothèses de réponses :

1° Un tel procédé est problématique, car il annihile tout esprit critique. Il n’y a d’ailleurs pas une seule critique dans la salle ni sur le mur Linkedin où j'ai trouvé cette vidéo. Il semble que ses suiveurs ne sachent pas critiquer, ils n’ont pas idée de ce qu’est un contre-argument. Ils marchent à l’affect, on aime, on adore. À moins qu’on évite de dire ce que l’on pense par calcul, car sur Linkedin, il fait bon d’être un mouton quand on n’est pas chef. Mais à force d’éviter de dire ce que l’on pense, à force de faire croire, ne risque-t-on pas soi-même de se perdre ? Pour observer ce vide d’esprit critique, il suffit de vous reporter à mon mur Linkedin où une « polémique » s’est développée quand j’y ai posté la vidéo de Maud Bailly que j’ai accompagnée d’un message interrogatif. Comme cela m’a été signifié dans un commentaire de monsieur Patrick Barrabé (qui se présente lui-même sur Linkedin comme “rainmaker - 附加值的创造者 - innovator - creative technologist - multipotential - everything fun evangelist”et dont le nom est affublé d’un smiley souriant), je suis tombée par les hasards malheureux de l’algorithme de Linkedin, sur une vidéo qui ne m’était pas destinée puisque je n’appartiens pas au monde des « professionnels parisiens du marketing et de la communication » écrit-il. Ce commentaire est significatif d’un mode de fonctionnement, on reste dans l’entre-soi, on se cloisonne tout en se montrant avec un désir de toute-puissance « aimable ». Cette absence d’esprit critique est assez courante à notre époque où l’émotion règne en maîtresse (cf à ce propos mon compte-rendu du livre de Marie-Cécile Robert, la Stratégie de l’émotion). Mais il est inquiétant de constater que des managers à la tête de l’économie, et des personnes qui ont occupé des postes dans des ministères ou à la SNCF comme madame Bailly, en soient manifestement dépourvu.

2° Un tel procédé est problématique, car comme il annihile tout esprit critique, il fait passer pour morales des idées qui sont la négation même du « care » tant revendiqué et de l’attention à l’autre. Maud Bailly en mobilisant sa métaphore du sachet de thé dit qu'elle se diffuse, tel Dieu qui se répand partout. Il n'y pas d'altérité dans cette vision des choses, il n'y a plus aucune place pour une autre façon d'être, de voir ou de penser alors même qu’elle n'a que les mots de "bienveillance", “d'amour de l’autre” et de “grandeur d’âme” à la bouche. Dans un texte célèbre intitulé "Qu’est-ce que les lumières ?" Kant nous mettait déjà en garde contre les tuteurs bienveillants qui aimablement prennent la direction des esprits en les endormant. Cette façon de manager sous couvert de bienveillance est violente : on parle d'amour de l'autre tout en le rendant inexistant et en étant condescendant à l’égard de ces braves cheminots qui "collectionnent des missels avec passion".

3° Ce type de management produit des dégâts psychiques, burn-out et autres dépressions, car plus rien ne veut rien dire, or l’humain a besoin de sens pour grandir, se développer, s’affermir. Maud Bailly qui n’est en cela, faut-il le préciser, qu’une des représentantes plus ou moins consciente d’un courant qui la dépasse, propose d’ailleurs “d’apprendre à désapprendre”. Certes, l’idée est séduisante, et n’est pas dépourvue de sens. Elle fait penser à la démarche misent oeuvre par Descartes dans les Méditations métaphysiques. Ce dernier entreprit de douter de tout ce qu’il avait appris, mais son doute méthodique lui permit d’établir une certaine stabilité dans la connaissance, pas de tout démolir en permanence. Avec le concept de désapprentissage ou d’ "unlearning" aucune stabilité, au contraire tout devient flou (c’est la métaphore du sachet de thé qui diffuse son brouillard). Les mots s’inversent, un peu comme dans 1984, l’ouvrage de Georges Orwell. L'humilité c'est dire qu'on a une “grandeur d'âme inégalée”, le care qui se prétend attention à l'autre c'est se répandre en lui, vendre et prendre des parts de marchés c'est faire de la morale ou de la philosophie, survivre c'est le sens de l’existence.

Le désapprentissage a en outre des conséquences psychiques désastreuses. Comme l’analyse la sociologue Danièle Linhart*, il dépossède totalement le salarié de la valeur de son travail. C’est la perte d'un savoir faire sur le monde qui seul est en mesure de donner une certaine reconnaissance, une véritable légitimité. Une légitimité qui n'est pas vide ou totalement dépendante du regard d’autrui puisqu'elle s'appuie sur de réelles compétences avec des effets concrets et observables dans la réalité comme cela se produit chez les artisans par exemple. Mais avec le désapprentissage et la disrurption permanents sous couvert de “prise de risque” et de sortie de sa “zone de confort” plus rien n'a de sens, tout peut vaciller à tout moment, le salarié n'a jamais de statut assuré. L’angoisse de ne pas être reconnu le pousse à faire ou à dire tout et n’importe quoi pour se sentir légitime, il perd tout esprit critique et ne peut rien construire.

Avec le désapprentissage, le salarié lui-même devient un produit de consommation rapide, malléable ou transformable et vite périmé. Les coachs de tout poil tentent alors de faire tenir les salariés et de continuer à les motiver avec le discours à la mode du développement personnel. C'est peut-être la fonction de Maud Bailly avec son langage et sa gestuelle, continuer à faire croire, éviter comme on peut le burn-out qui menace et continuer à produire, à survivre, à produire, à survivre, à croire que pour cela il faut beaucoup d'argent, toujours plus d'argent. Éviter de regarder en soi. Mais à un moment plus rien ne veut plus rien dire, la perte de sens, l’écroulement intérieur se profilent à l’horizon inquiétant, combien de temps tenir ? Il faudrait devenir une machine.

Merci à Antoine Chaignot, Hervé Dornier et Alain Savard pour leur relecture critique de cet article

*La Comédie humaine du travail, de la déshumanisation taylorienne à la sur-humanisation managériale.Toulouse, éditions Erès, 2015

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